samedi 20 novembre 2010

La lettre Evokative

Montréal, Québec, le 29 octobre 2010.
Stéphanie Trépanier, fondatrice d'Evokative Films, rend public un billet dans lequel elle évoque les grandes difficultés de son action. Au Canada comme ailleurs, la petite distribution n'a plus les moyens d'assurer sa survie. Le public en mal de cinéma "alternatif" n'est finalement pas au rendez-vous.

Laissons la parole à la directrice de cette petite société créée en 2008 et dont le catalogue contient de beaux succès critiques comme La Merditude des Choses et Deliver us From Evil. Depuis quelques jours, la lettre de Stéphanie fait le tour des blogues, des boîtes courriels et des revues électroniques (éditorial de Panorama-cinéma, 19 novembre). À votre tour, n'hésitez pas à faire circuler ce texte.
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L’importance de réaliser que nous sommes tous responsables de notre diversité culturelle, ou À quel point c’est difficile de vous asseoir les fesses dans un siège de cinéma.

Amis et cinéphiles,
J’aimerais vous entretenir aujourd’hui d’un sujet fort important, en lien direct avec l’existence même d’Evokative. Parlons de votre intérêt envers le cinéma international. Ce sera un peu long, mais je vous promets d’arriver à quelque chose.

Depuis un bon bout de temps, de l’époque où j’attendais en ligne au Festival Fantasia et plus tard faisant partie de l’équipe, j’entends un grand nombre de cinéphiles se plaindre du manque de films internationaux décents que l’on retrouve ici. Ils blâment les Méchants Distributeurs qui ne donnent pas l’attention nécessaire aux films qu’ils distribuent et déplorent tous les films qui ont été écartés, même après leur succès en festival, pour avoir été considéré Sans Potentiel Commercial par les Méchants Distributeurs. J’étais totalement en accord avec ce discours.

Éventuellement je me suis dit « N’y-a-t-il pas un marché ici, des gens suffisamment passionnés par l’art qui apprécieraient que quelqu’un prenne en mains de tels films? N’en seraient-ils pas heureux, ne supporteraient-ils pas une compagnie qui irait à l’encontre de la mentalité des Méchants Gros Distributeurs en étant un Gentil Petit Distributeur? » Je me suis donc lancé dans l’aventure et parfois des gens d’expérience me disaient à quel point j’étais «courageuse» de travailler dans ce type de cinéma. Je répondais toujours avec assurance que je savais qu’il y avait un auditoire, c’est seulement qu’on ne l’avait jamais vraiment écouté convenablement.

J’ai donc commencé à sélectionner des films qui, selon moi, manquaient à notre paysage cinématographique. J’ai testé des films provenant de plusieurs pays et de nombreux genres pour voir ce qui trouverait le plus son public. J’ai dorloté ces films pendant des mois, les ai fait jouer dans des festivals pour débuter le bouche à oreille le plus rapidement possible. Lorsqu’ils arrivaient à leur sortie en salles, nous recevions (majoritairement) des critiques extraordinaires, un lot d’étoiles, les textes affirmant qu’il s’agissait du meilleur film à voir au cinéma cette semaine-là. Nous faisions tout le bruit possible sur Facebook et via des courriels afin de vous supplier d’aller le voir à son premier weekend. Puis on se croisait les doigts tout ce week-end en attente des chiffres de box-office du lundi matin. Et ils arrivaient, désespérément bas, avec l’annonce que la salle devait cesser la projection du film à la fin de la semaine en cours. Le manque de disponibilité des écrans fait en sorte qu’ils ne peuvent conserver un film qui performe faiblement à l’affiche dans l’attente que le bouche à oreille fasse sont chemin. Nous pouvions être chanceux et obtenir une seconde semaine. Mais jamais une troisième.

Je me disais que tout n’est pas perdu, tout cet effort promotionnel aidera la sortie du DVD un peu plus tard. Nous travaillions pendant des semaines afin de trouver des bonus intéressants, créer les sous-titres et concevoir un design de pochette attrayant. Tous ces trucs sont beaucoup plus dispendieux qu’une simple sortie en boîte noire, mais je me disais que ça en valait la peine, afin de donner au film la sortie qu’il mérite.

Puis il fallait vendre le film et j’ai rapidement réalisé que les acheteurs de la majorité des clubs vidéo et autres détaillants se soucient très peu du cinéma. Ils vendent des pommes et des oranges, et j’offrais un fruit de la passion qui risquait de pourrir sur la tablette par sa différence. C’était un investissement trop risqué pour eux. J’ai donc mis sur pied un magasin en ligne afin de contourner cette barrière à l’entrée et vous offrir directement les films, à des prix encore plus bas que ceux en magasin. Hélas, encore une fois les chiffres n’ont pas été au rendez-vous.


Que se passe-t-il lorsqu’on n’atteint pas ses objectifs de vente? On perd de l’argent. Acquérir et distribuer des films est une opération dispendieuse, même lorsqu’on fait attention aux frais. J’ai été très chanceuse, car j’ai pu profiter d’un fonds personnel d’investissement qui m’a permis de démarrer mon entreprise. J’aurais pu m’acheter une belle maison, voyager à travers le monde ou faire des études supérieures avec cet argent. Mais j’ai décidé d’investir dans ma propre entreprise. Je n’espérais pas devenir riche, mais je ne pensais pas tout perdre non plus. Si c’était le cas, j’aurais pu le donner à une charité avec des résultats plus bénéfiques d’un point de vue humain. Mais je croyais aux possibilités et au cours des deux dernières années j’ai supposé que si je n’arrivais pas à atteindre mes objectifs, c’est que je ne m’acquittais pas assez bien de ma tâche, que je n’avais pas encore choisi le bon film ou que la compagnie n’était pas encore assez connue, et que les choses s’amélioreraient avec le prochain film.

Il y a quelques jours, j’assistais à une conférence sur la distribution de films où l’un des conférenciers parlait du marketing en ligne. Il disait qu’il y a deux façons de recenser notre public: par sa quantité, soit le nombre de personne qui nous suivent dans les différents médias, et par sa qualité, soit les gens qui vont réagir et poser un geste concret, par exemple commenter une nouvelle ou faire un achat. Si la quantité est élevée mais que la qualité est faible, vous avez un problème car votre public s’est endormi au volant. Et j’ai confronté une réalité que je repoussais depuis trop longtemps : Mon public, vous, s’est endormi au volant. Il faut s’éveiller parce qu’on fonce dans un mur.

La triste vérité, c’est que la plupart des cinéphiles sont hypocrites. Ils aiment se plaindre de l’état lamentable de l’industrie du cinéma international, mais quand vient le temps de se déplacer dans une salle de cinéma au bon moment, ou d’acheter un DVD avant qu’il ne soit rendu dans les bacs à 15$ et moins, ils se désengagent. C’est facile de se plaindre du manque de diversité au cinéma et dire que nous vivons dans une ère de stupidité culturelle où nous sommes envahis par les blockbusters américains. C’est plus demandant de faire les efforts nécessaires pour garder notre économie culturelle en vie.

Je vous pose donc une question: quelle est l’importance que vous accordez à une grande disponibilité de films internationaux de qualité? Si c’est très important pour vous, faites les efforts. Ne téléchargez pas. Allez au cinéma le premier weekend et contribuez au bouche-à-oreille à propos des films. Achetez les DVD et dites à vos amis de les louer. Nous sommes dans une économie de marché. Vos dollars votent. Vous êtes responsable de votre diversité culturelle. Le même principe s’applique pour l’état général de notre économie, de notre environnement et de nos questions politiques. Rien ne s’améliorera si chacun n’y va pas de son petit effort. Si ce n’est pas si important pour vous, alors conservez les choses telles quelles sont présentement. Je fermerai ma compagnie, comme plusieurs autres distributeurs indépendants devront le faire. Nous trouverons autre chose à faire, ne vous inquiétez pas pour nous. Mais n’allez jamais, plus jamais vous plaindre de la pauvreté des films offerts sur le marché, car vous aurez été en partie responsable de cette carence.

Je réalise que la plupart de vous qui lisent ceci faites parmi de ceux qui sont éveillés, à l’écoute et qui nous supportent déjà. Je vous remercie énormément. Aux autres, je vous demande de bien vouloir vous éveiller. Si ce message vous touche, vous pouvez le partager dans votre réseau d’amis cinéphiles, ou même le reproduire sur votre blogue. Parlez-en! Commentez-le et laissez-moi savoir si j’ai raison ou si j’ai tort. Participez à la discussion. J’ai démarré cette compagnie pour vous, j’aimerais savoir qui vous êtes et ce que vous pensez.

Si vous voulez participer à la survie d’Evokative, il y a plusieurs choses que vous pouvez faire : Allez voir Down Terrace et Deliver us From Evil lorsqu’ils seront projetés dans votre ville. Si ces films ne sont pas prévus dans votre région, demandez à votre cinéma local qu’ils le soient.
Louez nos films à votre club vidéo et s’ils ne sont pas disponibles, demandez au gérant de les acheter.

Visitez notre boutique en ligne et aidez à nous débarrasser de notre inventaire en vous procurant quelques-uns de nos titres. Je vous promets du bon temps avec chacun d’eux et ils donneront beaucoup d’élégance à votre vidéothèque! Je vous offre même un rabais additionnel de 10% applicable aux promotions déjà existantes, simplement pour avoir lu ceci (WAKEUP10).

Pour l’amour du cinéma,

Stéphanie Trépanier
Fondatrice, évocatrice en chef

Le site web d'Evokative Films


Crédits photographiques: Logo Evokative; La Merditude des choses (Felix Van Groeningen, 2008); Hansel and Gretel (Yim Pil-sung, 2008); Deliver Us From Evil (Ole Bornedal, 2009); La Merditude des choses (Felix Van Groeningen, 2008).

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