samedi 20 novembre 2010

La lettre Evokative

Montréal, Québec, le 29 octobre 2010.
Stéphanie Trépanier, fondatrice d'Evokative Films, rend public un billet dans lequel elle évoque les grandes difficultés de son action. Au Canada comme ailleurs, la petite distribution n'a plus les moyens d'assurer sa survie. Le public en mal de cinéma "alternatif" n'est finalement pas au rendez-vous.

Laissons la parole à la directrice de cette petite société créée en 2008 et dont le catalogue contient de beaux succès critiques comme La Merditude des Choses et Deliver us From Evil. Depuis quelques jours, la lettre de Stéphanie fait le tour des blogues, des boîtes courriels et des revues électroniques (éditorial de Panorama-cinéma, 19 novembre). À votre tour, n'hésitez pas à faire circuler ce texte.
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L’importance de réaliser que nous sommes tous responsables de notre diversité culturelle, ou À quel point c’est difficile de vous asseoir les fesses dans un siège de cinéma.

Amis et cinéphiles,
J’aimerais vous entretenir aujourd’hui d’un sujet fort important, en lien direct avec l’existence même d’Evokative. Parlons de votre intérêt envers le cinéma international. Ce sera un peu long, mais je vous promets d’arriver à quelque chose.

Depuis un bon bout de temps, de l’époque où j’attendais en ligne au Festival Fantasia et plus tard faisant partie de l’équipe, j’entends un grand nombre de cinéphiles se plaindre du manque de films internationaux décents que l’on retrouve ici. Ils blâment les Méchants Distributeurs qui ne donnent pas l’attention nécessaire aux films qu’ils distribuent et déplorent tous les films qui ont été écartés, même après leur succès en festival, pour avoir été considéré Sans Potentiel Commercial par les Méchants Distributeurs. J’étais totalement en accord avec ce discours.

Éventuellement je me suis dit « N’y-a-t-il pas un marché ici, des gens suffisamment passionnés par l’art qui apprécieraient que quelqu’un prenne en mains de tels films? N’en seraient-ils pas heureux, ne supporteraient-ils pas une compagnie qui irait à l’encontre de la mentalité des Méchants Gros Distributeurs en étant un Gentil Petit Distributeur? » Je me suis donc lancé dans l’aventure et parfois des gens d’expérience me disaient à quel point j’étais «courageuse» de travailler dans ce type de cinéma. Je répondais toujours avec assurance que je savais qu’il y avait un auditoire, c’est seulement qu’on ne l’avait jamais vraiment écouté convenablement.

J’ai donc commencé à sélectionner des films qui, selon moi, manquaient à notre paysage cinématographique. J’ai testé des films provenant de plusieurs pays et de nombreux genres pour voir ce qui trouverait le plus son public. J’ai dorloté ces films pendant des mois, les ai fait jouer dans des festivals pour débuter le bouche à oreille le plus rapidement possible. Lorsqu’ils arrivaient à leur sortie en salles, nous recevions (majoritairement) des critiques extraordinaires, un lot d’étoiles, les textes affirmant qu’il s’agissait du meilleur film à voir au cinéma cette semaine-là. Nous faisions tout le bruit possible sur Facebook et via des courriels afin de vous supplier d’aller le voir à son premier weekend. Puis on se croisait les doigts tout ce week-end en attente des chiffres de box-office du lundi matin. Et ils arrivaient, désespérément bas, avec l’annonce que la salle devait cesser la projection du film à la fin de la semaine en cours. Le manque de disponibilité des écrans fait en sorte qu’ils ne peuvent conserver un film qui performe faiblement à l’affiche dans l’attente que le bouche à oreille fasse sont chemin. Nous pouvions être chanceux et obtenir une seconde semaine. Mais jamais une troisième.

Je me disais que tout n’est pas perdu, tout cet effort promotionnel aidera la sortie du DVD un peu plus tard. Nous travaillions pendant des semaines afin de trouver des bonus intéressants, créer les sous-titres et concevoir un design de pochette attrayant. Tous ces trucs sont beaucoup plus dispendieux qu’une simple sortie en boîte noire, mais je me disais que ça en valait la peine, afin de donner au film la sortie qu’il mérite.

Puis il fallait vendre le film et j’ai rapidement réalisé que les acheteurs de la majorité des clubs vidéo et autres détaillants se soucient très peu du cinéma. Ils vendent des pommes et des oranges, et j’offrais un fruit de la passion qui risquait de pourrir sur la tablette par sa différence. C’était un investissement trop risqué pour eux. J’ai donc mis sur pied un magasin en ligne afin de contourner cette barrière à l’entrée et vous offrir directement les films, à des prix encore plus bas que ceux en magasin. Hélas, encore une fois les chiffres n’ont pas été au rendez-vous.


Que se passe-t-il lorsqu’on n’atteint pas ses objectifs de vente? On perd de l’argent. Acquérir et distribuer des films est une opération dispendieuse, même lorsqu’on fait attention aux frais. J’ai été très chanceuse, car j’ai pu profiter d’un fonds personnel d’investissement qui m’a permis de démarrer mon entreprise. J’aurais pu m’acheter une belle maison, voyager à travers le monde ou faire des études supérieures avec cet argent. Mais j’ai décidé d’investir dans ma propre entreprise. Je n’espérais pas devenir riche, mais je ne pensais pas tout perdre non plus. Si c’était le cas, j’aurais pu le donner à une charité avec des résultats plus bénéfiques d’un point de vue humain. Mais je croyais aux possibilités et au cours des deux dernières années j’ai supposé que si je n’arrivais pas à atteindre mes objectifs, c’est que je ne m’acquittais pas assez bien de ma tâche, que je n’avais pas encore choisi le bon film ou que la compagnie n’était pas encore assez connue, et que les choses s’amélioreraient avec le prochain film.

Il y a quelques jours, j’assistais à une conférence sur la distribution de films où l’un des conférenciers parlait du marketing en ligne. Il disait qu’il y a deux façons de recenser notre public: par sa quantité, soit le nombre de personne qui nous suivent dans les différents médias, et par sa qualité, soit les gens qui vont réagir et poser un geste concret, par exemple commenter une nouvelle ou faire un achat. Si la quantité est élevée mais que la qualité est faible, vous avez un problème car votre public s’est endormi au volant. Et j’ai confronté une réalité que je repoussais depuis trop longtemps : Mon public, vous, s’est endormi au volant. Il faut s’éveiller parce qu’on fonce dans un mur.

La triste vérité, c’est que la plupart des cinéphiles sont hypocrites. Ils aiment se plaindre de l’état lamentable de l’industrie du cinéma international, mais quand vient le temps de se déplacer dans une salle de cinéma au bon moment, ou d’acheter un DVD avant qu’il ne soit rendu dans les bacs à 15$ et moins, ils se désengagent. C’est facile de se plaindre du manque de diversité au cinéma et dire que nous vivons dans une ère de stupidité culturelle où nous sommes envahis par les blockbusters américains. C’est plus demandant de faire les efforts nécessaires pour garder notre économie culturelle en vie.

Je vous pose donc une question: quelle est l’importance que vous accordez à une grande disponibilité de films internationaux de qualité? Si c’est très important pour vous, faites les efforts. Ne téléchargez pas. Allez au cinéma le premier weekend et contribuez au bouche-à-oreille à propos des films. Achetez les DVD et dites à vos amis de les louer. Nous sommes dans une économie de marché. Vos dollars votent. Vous êtes responsable de votre diversité culturelle. Le même principe s’applique pour l’état général de notre économie, de notre environnement et de nos questions politiques. Rien ne s’améliorera si chacun n’y va pas de son petit effort. Si ce n’est pas si important pour vous, alors conservez les choses telles quelles sont présentement. Je fermerai ma compagnie, comme plusieurs autres distributeurs indépendants devront le faire. Nous trouverons autre chose à faire, ne vous inquiétez pas pour nous. Mais n’allez jamais, plus jamais vous plaindre de la pauvreté des films offerts sur le marché, car vous aurez été en partie responsable de cette carence.

Je réalise que la plupart de vous qui lisent ceci faites parmi de ceux qui sont éveillés, à l’écoute et qui nous supportent déjà. Je vous remercie énormément. Aux autres, je vous demande de bien vouloir vous éveiller. Si ce message vous touche, vous pouvez le partager dans votre réseau d’amis cinéphiles, ou même le reproduire sur votre blogue. Parlez-en! Commentez-le et laissez-moi savoir si j’ai raison ou si j’ai tort. Participez à la discussion. J’ai démarré cette compagnie pour vous, j’aimerais savoir qui vous êtes et ce que vous pensez.

Si vous voulez participer à la survie d’Evokative, il y a plusieurs choses que vous pouvez faire : Allez voir Down Terrace et Deliver us From Evil lorsqu’ils seront projetés dans votre ville. Si ces films ne sont pas prévus dans votre région, demandez à votre cinéma local qu’ils le soient.
Louez nos films à votre club vidéo et s’ils ne sont pas disponibles, demandez au gérant de les acheter.

Visitez notre boutique en ligne et aidez à nous débarrasser de notre inventaire en vous procurant quelques-uns de nos titres. Je vous promets du bon temps avec chacun d’eux et ils donneront beaucoup d’élégance à votre vidéothèque! Je vous offre même un rabais additionnel de 10% applicable aux promotions déjà existantes, simplement pour avoir lu ceci (WAKEUP10).

Pour l’amour du cinéma,

Stéphanie Trépanier
Fondatrice, évocatrice en chef

Le site web d'Evokative Films


Crédits photographiques: Logo Evokative; La Merditude des choses (Felix Van Groeningen, 2008); Hansel and Gretel (Yim Pil-sung, 2008); Deliver Us From Evil (Ole Bornedal, 2009); La Merditude des choses (Felix Van Groeningen, 2008).

mercredi 10 novembre 2010

36 Vues du Pic St-Loup (2009) de Jacques Rivette

Jeux de piste

Pour la troupe d’un cirque du sud de la France, rien ne va plus : le propriétaire vient de mourir. Sa fille Kate autrefois chassée, retrouve les lieux et partage le quotidien des artistes. Hantée par le passé, elle ne parvient pas à être sereine. Ses souvenirs et son histoire avec le cirque se sont interrompus depuis quinze ans : 36 Vues du Pic Saint-Loup est l’histoire d’un spectacle inachevé.

Jacques Rivette éprouve une grande fascination pour le théâtre, art qu’il avoue ne pas être capable de maîtriser directement - il ne peut en parler qu’à travers le cinéma. Ses films racontent souvent l’histoire d’un spectacle inachevé (La Belle Noiseuse, Va Savoir…). Si avec 36 Vues du Pic St-Loup, il est question de cirque, l’acte de création y est toujours aussi problématique. Pour en témoigner, Rivette mélange les numéros de clowns avec les scènes de vie réelle : spectacle et réalité ne font qu’un. Il est donc difficile de faire le tri. Et sur la piste de son cirque menacé, les masques servent moins à dissimuler qu’à révéler les personnalités.

Chacun des mots prononcés par les personnages résultent d’un choix minutieux et attentionné, comme ceux de Jane Birkin: théâtrale, énigmatique et fragile. Plus encore, l’intérêt de 36 Vues du Pic St-Loup est de rendre un modeste hommage au Languedoc-Roussillon. La troupe de Rivette erre aux alentours du Pic St-Loup que l’on aperçoit de temps à autre. Dès lors, le regard du cinéaste a cela d’exceptionnel qu’il offre à cette montagne emblématique une présence à la fois discrète et chargée de sens, tel un veilleur de forces vives.


Pour lire la version longue de cette critique:

http://www.panorama-cinema.com/V2/critique.php?id=402


N'hésitez pas à visiter notre revue de cinéma en ligne, Panorama-cinéma:


http://www.panorama-cinema.com/V2/index.php

Jacques Rivette's new film: Around A Small Mountain (36 Vues du Pic St-Loup)

Everything seems to be going wrong for a circus troupe from the south of France. The owner just died. His daughter Kate, once expelled because she was involved in an accident, comes back and shares everyday life with the artists. Haunted by the past, she is unable to feel serene. Her memories and her relationship with the circus ended fifteen years ago. In that sens, 36 Vues du Pic St-Loup (Around A Small Mountain) tells the story of an unfinished spectacle, as many of Rivette's previous films did (La Belle Noiseuse, Va Savoir...).

Jacques Rivette has always been fascinated by theatre, an art from he admits he has been unable to master. Thus, he can only discuss it through cinema. Although Around A Small Mountain is about circus, what remains is this deep trouble caused by the creative act itself. In order to present this ordeal, Rivette blends circus numbers in with daily life so that reality and the show can become one. In the end, we are left unable to differentiate them. Masks, in his endangered circus, reveal rather than hide his characters.

Every word here is the result of very careful thinking, those of a fragile and mysterious Jane Birkin for example. But Around A Small Mountain is most notable for its tribute to the Languedoc-Roussillon region. Rivette's troupe wanders around Pic St-Loup, which is seen from time to time in the distance. As seen through the eyes of the filmmaker, the famous mountain possesses a discreet yet ominous presence. It seems to tower above the film, watching over it.


Check out the extensive version of this review at:

http://www.panorama-cinema.com/V2/critique.php?id=402


And visit our website:

http://www.panorama-cinema.com/V2/index.php

mardi 11 mai 2010

« Un Ford après un Peckinpah » : sens de lecture

La revue en ligne Panorama Cinéma propose sa vision du western crépusculaire.
Ultime retour sur le cycle de la Cinémathèque québécoise.



Mathieu Li-Goyette nous rappelle que chez Peckinpah, c’est avant tout « la mort des idoles » qui compte : « ils ont tous vu, tous vécu, tous vaincu, mais en sont surtout tous morts. »
Morceaux choisis de sa dernière critique de The Wild Bunch (1969) :
« À la fois Bacchus et Arès, Éros et Thanatos, Peckinpah jongle en arrière-plan avec la libération des mœurs sexuelles et la guerre du Viêt-Nam, où l’importance de la nouvelle technocratie guerrière (hélicoptères de combat, napalm, armes de poing, etc.) vient alimenter une toute nouvelle génération d’amateurs de balistique (…) Le cinéaste met le doigt sur l’un des drames de l’Amérique quant à son questionnement perpétuel sur la suite des choses. Lancée en 1969, consciemment marquée par la guerre, la horde est à la fois la grande allégorie de son propre pays, de ses jeunes militaires prisonniers d’Indochine et du futur floué du genre dans lequel il s’inscrit. »
« Là où le sang et le sel suintent, Peckinpah est là à filmer cette dernière expiation du mythe, car à transpirer leur propre légende de l’Ouest (celle de leur horde de loups affamés), Pike et ses comparses mettent à l’épreuve ce qu’il reste du pouvoir de cette fable dont ils sont le principal sujet ; jusqu’où leur image mythique leur permettra-t-elle de survivre? Comme un chat, auront-ils neuf vies, où seront-ils simplement immortels? À force de courage, ils s’expient du conte, le laissent s’évaporer à travers le Mexique jusqu’à leur dernier tour de cirque. »

En signant Tell Them Willie Boy is Here, Abraham Polonsky, cinéaste méconnu (victime de la chasse aux sorcières, il tourna très peu), ne s’empêche pas pour autant de frapper l’histoire du western de plein fouet : crépusculaire, son film l’est très certainement, en partie dans sa capacité à poser un discours politique fin et ajusté, loin d’être pamphlétaire. S’inscrivant dans la tendance pro-indienne ou de la réhabilitation, Polonsky pose sa nuance et problématise la question du souvenir. Souvenir d’un Ouest en contradiction avec lui-même, souvenir d'un genre majeur.
« Mon film possède plus de mythes de l’Ouest qu’un film de John Ford. Car John Ford se trouve à l’intérieur de ces mythes, alors que je suis à l’extérieur. John Ford ressent l’Ouest de façon très profonde, il dit la vérité autant qu’il peut la connaître, mais sa vérité - en laissant de côté son style qui est admirable - est limitée au monde dans lequel il vit, cet Ouest qu’il a créé et dont il a contribué à perpétuer le mythe, mythe que le monde entier a adopté. Il y a un mythe de l’Ouest pour les Américains, c’est le Paradis perdu, pour les Indiens, c’est le génocide. » (Polonsky, 1970)
À lire donc sur Panorama, « Le genre et ses souvenirs : l’apport de Polonsky », analyse signée par moi-même.

« De quoi alimenter encore de longues soirées en compagnie de ces contrées d'autrefois. » Ou même des journées. Ce n’est pas le temps qui nous manque, à l’instar de nos idoles.

Rendez-vous sur :

http://www.panorama-cinema.com/V2/article.php?categorie=5&id=15

mardi 27 avril 2010

Pousser les limites de l'expression

The Proposition de John Hillcoat : crépuscule australien

Présenté dans le cadre du cycle Le western crépusculaire, Cinémathèque québécoise, du 1er au 28 avril 2010

Une définition du western crépusculaire dans le cinéma américain expose ainsi la tendance : « Débarrassé de sa gangue de faux semblants et de bons sentiments par le courant novateur des années 50, le western va se révéler, comme jamais auparavant, le reflet des contradictions d’un monde qui a grandi trop vite. » (Patrick Hoarau, Univers du western, 1973).

On réalise la pertinence de cette description en l’appliquant aux films de Sam Peckinpah, de Ride the High Country (1962) à Junior Bonner (1972) en passant par Major Dundee (1964), mais aussi chez Arthur Penn (The Missouri Breaks, 1976) ou Abraham Polonsky (Tell Them Willie Boy is Here, 1969)… Plus récemment, The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford (Andrew Dominik, 2007) évoque aussi ce monde qui a grandi trop vite.

Mais The Proposition de John Hillcoat (2005) marque une rupture fondamentale : d’une certaine façon, c’est un retour en arrière, loin des mythes de l’Ouest américain, dans un territoire bien plus hostile, l'Australie, au bout de la sauvagerie. Celle des hors-la-loi, bien sûr, mais aussi et surtout celle des fous qui ont un jour décidé de civiliser le pays.
Ici, pas de Mexique où se réfugier, comme chez Peckinpah. Nous sommes à la fin du 19ème siècle, et l’Australie est encore composée de plusieurs colonies britanniques placées sous la tutelle des postes de garde. Le capitaine Morris Stanley (interprété par l’incroyable Ray Winstone) tente de faire main basse sur le clan des frères Burns, des irlandais anciens bagnards de la couronne britannique responsables du massacre d’une famille de colons, les Hopkins. Alors qu’il détient Mike Burns, Stanley fait une proposition à Charlie (Guy Pearce) : la rédemption de son cadet et lui-même en échange de l’exécution de Arthur Burns (Danny Huston), l’aîné et chef de bande qui vit reclus dans le désert.

L’ouverture de The Proposition est magistrale. Après une violente scène d’introduction (des hommes et femmes surpris par des attaquants non-indentifiés), le capitaine Morris Stanley fait face à Charlie et son jeune frère Mike. « Do I need to introduce myself ? » : le ton est donné. La question de Stanley n’attend pas de réponse, et vient d’un homme fatigué qui se révèle aussi marginalisé que ceux qu’il pourchasse. Ce personnage donne tout au long du film l’impression de pouvoir exploser n’importe quand. Plus que la chaleur accablante de l’enfer australien, c’est la dangerosité de la proposition qu’il fait à Charlie Burns et plus largement l’étendue de ses responsabilités qui le rongent jusqu’au dénouement. Le seul instant de « relâchement » qu’il connaît correspond au repas de noël partagé avec son épouse, Martha Stanley (remarquable Emily Watson, que l’on n’avait pas autant apprécié depuis Breaking the Waves, 1996 et Angela’s Ashes, 1999). Martha se veut épouse modèle, et tente de porter le fardeau du capitaine qui la veut à l’écart pour la protéger. Une scène magistrale montre Martha faisant irruption dans le bureau de son époux au moment où il subit les remontrances de son supérieur ayant pris connaissance de la proposition secrète faite à Charlie Burns. Le supérieur en question décrète vouloir punir Mike Burns par quarante coups de fouets en place publique. A cet instant, John Hillcoat fait subtilement se superposer deux dimensions narratives pour mieux mettre en évidence le leurre de la séparation entre la sauvagerie du monde professionnel du capitaine et l’univers personnel de son couple : Martha pénètre dans la pièce pour servir le thé et la conversation s’interrompt ; le regard de Stanley est resté bloqué sur son interlocuteur ; évasif, le capitaine sait que sa propre condamnation à mort vient d’être signée : son jeune prisonnier Mike ne survivra pas au sort qui lui est réservé. Dans cette scène, le visage du capitaine affiche une résiliation quasi-irrémédiable qui est peut-être la clé de voûte du film puisqu’elle est superposable à tous les autres personnages.

Avec Hillcoat, Le genre est transposé dans le pacifique. Le cinéaste n’hésite pourtant pas à faire référence à John Ford, notamment lorsqu’il s’agit de saisir l’étendue du désert à partir de l’intérieur d’une maison, avec des plans directement issus de The Searchers (1956). Et en effet : le monde civilisé et la bienséance britannique inspirés par Martha, chantre de la subtilité, associée à l’intérieur de sa maison, sont forcément confrontés à la sauvagerie du monde extérieur, cet outback indomptable. Et on saisit vite l’aberration que représente la maison : elle est entourée par un petit jardin anglais où l’on boit le thé et cultive des roses, alors que tout autour c’est l’enfer. John Hillcoat s’attache beaucoup à nous montrer l’absurdité que cela représente, particulièrement au final lorsque les deux espaces s’interpénètrent et que la maison devient scène de la tuerie finale : la clôture de petits rondins de bois – continuation des fil barbelés de Lonely are the Braves (1962) – est, comme autrefois dans le film de David Miller, détruite, l’état actuel des hommes ne pouvant les contenir dans des espaces restreints réglementés.

Dès lors, les personnages de The Proposition sont rattrapés par la nécessité de marchander avec cette nouvelle loi, et la violence sera à leur encontre plus rapide : loin de la stylisation chère à Peckinpah, le cinéaste fait en sorte que son expression, la plus réaliste possible, participe au crépuscule des personnages qui doivent se résoudre à accepter les lois du monde moderne. Si Charlie Burns, jeune et lucide, l’a bien compris, le plus crépusculaire d’entre tous est peut être celui interprété par John Hurt : il s’agit d’un second rôle de vieux chasseur de prime, fou, qui traîne dans l’outback.
Dans Heaven’s Gate, grand western révisionniste de Michael Cimino (1980), John Hurt interprétait également un second rôle de riche étudiant en droit au départ plein d’ambition, et qui finit par être « victime de sa classe sociale », parmi les inquisiteurs et grands propriétaires. Ses crises d’éthylisme le poussent sans cesse sur de grands monologues idéologiques et autres lancées lyriques. Presque trente ans plus tard, l’acteur reprend chez Hillcoat exactement le même rôle, et le crépuscule de son personnage qui a toujours les mêmes caractéristiques, est poussé à l’extrême. Il a un passé lourd, a connu toutes les contrées, en passant par l’Ouest américain, et vient pourrir en Australie.


Le « crépusculaire » trouve évidement sa résonance au sens propre dans le film, pour capter cette Australie, lieu de perdition, et le dialogue s’instaurant entre personnages et paysages. Les ciels crépusculaires de Pat Garrett and Billy the Kid (Sam Peckinpah, 1974), McCabe and Mrs Miller (Robert Altman, 1971), ou Unforgiven (Clint Eastwood, 1992) sont ici portés à leur paroxysme, dans l’expression la plus mourante, traumatique et contemplative qu’il soit. On le doit à l’exceptionnel travail du directeur de la photographie, le français Benoît Delhomme qui, pour ce qui est des scènes en extérieur, a composé une stylisation des couleurs pour servir le côté âpre des matières, le rendu de la chaleur accablante du désert australien. Le résultat est d’autant plus prégnant lorsque le cinémascope (ce format large tant utilisé dans l’histoire du western) saisit le couché du soleil, à distance, dans sa manifestation la plus totale.

Ce crépuscule est toujours observé par les frères Burns, bushrangers ennemis de la société nouvelle, un tel spectacle ne pouvant requérir l’attention du monde civilisé. Et bien qu’évacués par le récit, inutile de préciser qu’il est aussi celui des « indiens » d’Australie : les aborigènes, à la présence sous-jacente, se font massacrer ou bien servent d’esclaves aux colons britanniques. Placés au second plan par Hillcoat, ils apparaissent également dans les documents d’archives, photographies authentiques ou reconstituées, comme dans les génériques de début et de fin.

The Proposition s’achève comme il avait commencé, avec une interrogation, cette fois-ci lancée par Arthur Burns avant de succomber aux blessures infligées par son frère Charlie : « what are you going to do now ? » lui dit-il. Les deux personnages sont alors saisis de dos, face au couchant. Et en effet, même sans réponse, puisque le film s’achève sur cette réplique, la question mérite d’être posée : qu’advient-il du western après avoir étiré le « crépuscule » jusqu’à de telles limites ?
D'une certaine façon, la réponse de John Hillcoat est transposée à l’univers post-apocalyptique dépeint dans The Road (2009), réalisé quatre ans plus tard d’après le roman de Cormac McCarthy. Bien que souvent critiqué, ce dernier film explore fidèlement l’atmosphère chaotique et dépouillée l’ayant inspiré. Nul doute alors que les chemins empruntés par John Hillcoat en font l'un des cinéastes contemporains se rapprochant le plus de la notion de « crépusculaire » au cinéma.

jeudi 15 avril 2010

La revue Hors Champ consacre plusieurs articles au western crépusculaire

HORS CHAMP propose un espace dédié à la réflexion critique sur le monde des images, du cinéma d’auteur aux médias de masse. Son comité éditorial est composé de plusieurs critiques, cinéastes, et universitaires.

A l'occasion du cycle thématique Le Western crépusculaire du 1er au 28 avril à la Cinémathèque québécoise, une entente scientifique a été menée avec la revue.

Trois premiers articles sont à découvrir:
- "Le crépusculaire" par les spécialistes du genre que sont Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues (professeurs, La Sorbonne et Lille III)
- "Marlon Brando, cow-boy crépusculaire" par Robert Daudelin (ancien directeur de la Cinémathèque québécoise)
- La version complétée du texte de présentation du cycle de la cinémathèque, "Le Western crépusculaire. Nouveaux regards sur le genre et ses mythes."

D'autres publications sont à venir avant la fin du cycle, le 28 avril, avec entre autres des articles signés Mathieu Li-Goyette et Pierre Barrette.
Remerciements à André Habib et Simon Galiero.

Rendez-vous sur le site web de la revue :

http://www.horschamp.qc.ca/LE-WESTERN-CREPUSCULAIRE.html