lundi 28 décembre 2009

Where the Wild Things are : des Maximonstres pour un Spike Jonze au sommet



S’extasier devant le travail d’un cinéaste « indépendant » en criant sur tous les toits qu’il sort des sentiers battus des formes dominantes, non-conformiste et fier de l’être, serait presque devenu cliché... Et pourtant, Spike Jonze fait partie de ceux-là, son dernier opus, Where the Wild Things Are (Max et les Maximonstres), adapté du livre de Maurice Sendak, en est la preuve.
Le budget et les pressions des financeurs pouvaient réserver au film un tout autre destin, que l’on imagine plus commercial et passe-partout dans sa proposition artistique.
La Warner, chargée de la distribution internationale du film, a misé gros, d’autant plus en cette fin d’année où la sortie française coïncide avec celle d’Avatar, porté par la Fox. Mais l'important succès du film aux USA dès sa sortie le 16 octobre dernier (33 millions de dollars au box-office pour la première semaine d’exploitation) s'est d’emblée présenté comme une valeur sûre.
A l’origine, les studios Universal étaient impliqués dans le projet ayant débuté en 2005, mais qui a ensuite connu des entraves, et un budget de 75 millions plusieurs fois rallongé.


Un film pour enfants ? Des parents rapportent que leurs enfants ont été effrayés, certains ayant quitté la salle.
En France, la majorité des établissements diffusent Max et les Maximonstres en moyenne sur trois séances dans l’après-midi, créneau réservé au jeune public, d’autant plus en période de Noël. Sur ce point, il est vrai que les personnages principaux du film de Jonze, ces maxi-pelluches attendrissantes, ont bénéficié de l’expérience de la Jim Henson Company à l’origine des créatures de Labyrinth, Dark Crystal et des Muppets. L’esthétique générale renvoie même à The Neverending Story (L’histoire sans fin), fleuron d’une forme particulière du cinéma fantasy propre aux années 80. Le film de Wolgang Petersen parlait de la destruction d’un monde imaginaire du fait même de la perte de fantaisie et d’imagination des êtres humains (symbolisée par « le Néant » qui s’abat sur Fantasia) : d’une certaine manière, les monstres déprimés du film de Spike Jonze font échos à ces questions, appartenant de plus à l’univers créatif du jeune Max qui traverse la crise de solitude courante chez les enfants de son âge.
Mais c’est bien les visages des Maximonstres, numériquement intégrés aux costumes géants des acteurs, qui génèrent des effets et une atmosphère étranges pouvant perturber les plus jeunes d’entre nous.

A partir de là, Jonze fait une proposition effectivement très non-conformiste. Le montage est sans concession, avec des rythmes très irréguliers, sans être au service d’un quelconque climax final voué à la résolution de l’intrigue. Car le déroulement narratif est ici complètement libre, sans que l’on puisse y distinguer des segments clairement définis, à l’image de l’esprit d’un garçon de l’âge de Max. La structure du film repose sur ce principe, y compris sur le plan esthétique, puisque la photographie, dans les ocres et sables, travaille aussi sur le flou et l’entrecroisement des images.

Justement, je vais tenter d’être plus clair : Max se dispute avec son entourage familial et décide de s’enfuir ; après avoir navigué par les mers, il aborde sur une île où vivent des Maximonstres, qui représentent en fait des maxi-émotions - dont la solitude, l’amour, l’amitié, etc.- et recherchent un roi, qu’ils trouvent en Max ; ce dernier les aide à construire un nouveau village, et finit un jour par repartir, sans avoir apporté de véritable solution, si ce n’est une belle rencontre. Autrement dit, une fois arrivé sur l’île des Maximonstres, Spike Jonze ne cherche pas l’évolution du récit, avec action-dénouement-épilogue, mais une série de faits, d’épisodes, d’impressions, offrant beaucoup plus de liberté au spectateur qui en fait ce qu’il veut.

Sur l’art vidéographique de Spike Jonze, en particulier pour ses clips, Patrice Blouin évoque la volonté d’atteindre et de chercher constamment à étirer des « motifs d’étonnement » (« Son talent spécifique tient à sa manière de gérer une surprise inaugurale, de la faire durer toute l’étendue d’un clip, en jouant à la fois de rebondissements narratifs mais aussi, et de façon plus singulière, en exploitant ces motifs d’étonnement, précisément comme des motifs, plastiques et décoratifs. », Cahiers du Cinéma, décembre 2009). Ce concept est effectivement au centre de la conception visuelle de la plupart des clips vidéo que nous rencontrons, notamment à travers l’utilisation – parfois à outrance – des ralentis. Mais Spike Jonze redonne ses lettres de noblesse à ce genre d’effets justement parce qu’il les utilise comme centre névralgique de sa vision.

Dans le cas des Maximonstres, le motif d’étonnement serait la rencontre même avec les monstres, chaque nouvelle scène ou image répétant la précédente avec la même densité d’étonnement, au service d'un dynamisme intarissable, constamment renouvelé : c’est cela qui fait de Max et les Maximonstres un grand film sur l’enfance, bien plus qu’un film pour les enfants.

Souvenons-nous aussi de l’implication de Spike Jonze dans la production de Jackass, univers d’adolescents qui cherchent toujours à repousser les frontières de la débilité : la série, et le long métrage, sont constitués de séquences qui ne font que répéter, sous une déclinaison différente, l’étonnement précédent.

Dans ce cadre, le réalisateur de Being John Malkovich (Dans la peau de John Malkovich) et des clips de Björk, est fort de sa trouvaille, exceptionnelle et pertinente, de l'acteur interprétant Max : le jeune Max Records qui est fidèlement parvenu à déceler et interpréter le motif d’étonnement au cœur du film, et le renouvelle avec toujours plus d’entrain, dès sa première apparition.

Une chroniqueuse de Canal + a récemment déclaré que Max et les Maximonstres aurait beaucoup plu à Freud : sans en faire LE film à voir par tous les parents en mal de communication avec leurs enfants, Jonze a surtout le mérite de nous rappeler qu’il est toujours possible de défendre une proposition alternative, en y mettant du sien, et une énergie bien étrangère à tout esprit blasé.



Vidéo-clip Heaven, monté à partir d'extraits de Fully Flared (Spike Jonze, Ty Evans, 2007), film sur le skate selon la Lakai Team. Illustre bien le principe d'étirement des motifs d'étonnement décrits par Blouin, dans ce cas de façon très formelle.



Autres clips : California, Wax, 1995 ; Da Funk, Daft Punk, 1997 ; Weapon of Choice, Fatboy Slim, 2001, avec Christopher Walken ; ... au total, 49 clips vidéo et de nombreux spots publicitaires signés Spike Jonze.


Daft Punk - Da Funk
envoyé par Bourat. -

samedi 19 décembre 2009

La donation de Gilles Carle : disparition d’un grand

La Semaine du Cinéma du Québec à Paris s’est achevée par une soirée de clôture sous l’égide du cinéaste Bernard Emond, avec son dernier (très beau) film, La donation. Sans faire d’association malencontreuse, cet évènement m’a surtout rattaché à la disparition de Gille Carle, le 28 novembre. Au cours d’une discussion, Julie Bergeron (organisatrice de la Semaine) m’a fait part de son incapacité à rebondir comme il se doit sur l’annonce du décès trop rapide pour proposer au public parisien une rétrospective à la hauteur du personnage. Qu’à cela ne tienne, la prochaine édition n’y manquera pas. Et puis Carole Laure, marraine de l’évènement, actrice et ex-compagne de Carle, était présente pour faire hommage à celui qui fut sans aucun doute l’une des plus grandes figures du cinéma québécois. Je profite de l’occasion pour revenir sur les aspects qui m’ont le plus marqué dans la vision du cinéaste.

Gilles Carle a souvent été défini comme un touche-à-tout. A juste titre, puisque sa filmographie embrasse un large panel de genres, du fantastique à la comédie populaire. Toutefois, son unité artistique se perçoit bien dans la récurrence de schémas, thèmes et situations qui lui sont chères.
On dit de Carle qu’il est probablement l’un des cinéastes les plus ancrés dans le terreau québécois, entre autres parce qu’il est toujours parvenu à rester fidèle à ses principes : « l’imagination, l’humour, la truculence, un certain laisser-aller » (Pierre Barrette, 24 Images, Sept. 2005).
René Homier-Roy déclare : « Comme si l’ennui naissait de la fréquentation d’une seule version de la réalité, Carle s’en invente plusieurs, éphémères mais éminemment distrayantes, auxquelles il croit avec ferveur et conviction le temps d’en faire le tour, d’en vérifier les limites, et puis qu’il jette afin de se passionner pour leur contraire, et de le défendre avec encore plus de passion. » (Châtelaine, sept.1986). Cette définition trouve un écho en particulier dans certains films réalisés par Carle dans les années 70 : je me contenterai d’évoquer d’abord celui qui me paraît le plus significatif, aussi par goût personnel.

L’âge de la machine est un court-métrage relativement méconnu. C’est un film qui fait ressurgir un constat inhérent à l’histoire du Québec et son entrée dans la modernité de l’ère industrielle.
Deux époques, deux réalités s’y opposent. L’histoire se déroule dans les années 1930 : Hervé (Gabriel Arcand) est un jeune homme qui rêvait de devenir botaniste, mais qui, à cause de la conjoncture économique, s'est résolu à être policier.
Car en effet, le Québec de ces années est celui de l’industrialisation, plus tardive par rapport aux voisins américains qui n’hésitent pas à commencer leur ascension économique et idéologique vers le Nord. Le policier se rend en Abitibi-Témiscamingue pour chercher Claude (Sylvie Lachance), une jeune prisonnière qui s’est enfuie de son orphelinat : déjà, deux réalités s’opposent, celle de la dissidente qui fuit l’oppression, et un représentant de cette oppression, qui hésite cependant dans ses convictions.
L’ère industrielle des années 30 est une époque où le Québec est tiraillé entre le conservatisme du passé et la modernité. Dans le film, Hervé est explicitement associé au train, cheval de fer qui a tant de fois incarné la nouvelle ère dans les westerns américains. D’autre part, un vendeur de dactylographes nommé Octave (incontournable Willie Lamothe) représente aussi cette modernité qui tente de s’immiscer dans une région qui lui est encore hostile : l’homme d’affaires affirme qu’il est impossible de vendre des machines à écrire où les analphabètes sont encore trop nombreux. La modernité, c’est la « machine » et les « américains », comme le répète sans cesse Octave, ajoutant qu’ils ont crée des insecticides faisant que dans dix ans il n’y aura plus d’insectes : alors à quoi bon devenir botaniste ?

Le conservatisme, c’est bien-sûr la religion catholique, incarnée par le prêtre : alors que les passagers (Octave, Hervé et Claude la prisonnière qu’il est venu chercher) attendent le train pour Montréal, il entre dans la gare et rappelle que la messe de minuit aura lieu le soir même « à minuit juste ». Cependant, comme le fait plus tard remarquer Claude, il s’agit d’un « prêtre moderne », un des seuls à utiliser une machine à écrire. Il possède la modernité dans un espace où on ne s’attend pas à la retrouver, nouveau paradoxe.
A cheval sur des temps contradictoires, Carle cherche la confusion des valeurs. Mais avec L’âge de la machine, il est question plus que tout de l’aliénation de ceux qui doivent assumer plusieurs rôles. Hervé finit par comprendre qu’il doit savoir faire la part des choses entre les deux aspects de cette nouvelle société : il décide de devenir à son tour vendeur de dactylographe, ce qui lui permet de rester en Abitibi et devenir le cheval de Troie des grandes firmes (qui de toute façon, finiront par atteindre leurs objectifs de maîtrise du territoire à force de persévérance). Plus tard, on apprend que son fils deviendra écologiste, poursuivant cette éternelle nécessité de chercher à équilibrer la balance dans une société dichotomique. C’est, selon Gilles Carle, le seul moyen de survivre. Constat critique ? Evidemment. Mais en douceur, ce qui en fait sa force.

En comparaison, L’ange et la femme pousse l’expérimentation plus loin dans le principe de confusion des réalités et des valeurs : l’onirisme se mélange avec le réel et inversement. Fabienne (Carole Laure) est tuée. Elle revient à la vie après avoir été « récupérée » par Gabriel (Lewis Furey) qui est un ange. Les deux êtres vont vivre dans un huit clos empreint d’un climat érotique. Il est un fantôme. Une séquence réunit plusieurs de ses confrères, eux aussi des marginaux, qui discutent de leur condition, leurs expériences de mort. Carle filme en cinéma direct ce qui lui confère une dimension quasi documentaire renvoyant à un constat social ancré dans la société contemporaine des années 70 : ce sont les laissés pour compte qui prennent la parole. Au final, le spectateur réalise que la vie n’existe pas : Fabienne, à la recherche de son histoire (celle du Québec et des québécois en quête d’identité ?) est à nouveau tuée, exactement de la même façon qu’au début du film. La boucle est bouclée, tout recommence. Les frontières entre les réalités, la vie et la mort, l’onirisme et les faits réels, l’amour et la violence du crime, sont imprécises.

La contradiction à partir de laquelle la réflexion politique et sociale se construit est celle entre la ville et la campagne. Dans L’ange et la femme comme avec L’âge de la machine, les personnages de Carle font des allés-retours entre ces deux espaces. A propos de La vraie nature de Bernadette, autre film majeur, Carle disait : « La seule morale, c’est que la campagne n’existe plus, que le refuge n’est plus possible. La nouvelle société urbaine englobe tout. Le retour à la nature, ça consisterait à recréer quelque chose qui n’existe plus. » (Télérama, G. Lenne, n°1186, oct. 1972)

Les trois films présentent des personnages qui ne sont pas encore parvenus à trouver le juste milieu, à faire la part des choses, prendre du recul par rapport à leur temps pour mieux s’intégrer parmi leurs contemporains. Cet aspect est récurrent dans la plupart des films réalisés par Carle dans les années 70. On y retrouve régulièrement Willie Lamothe qui joue des second rôles très significatifs : ses personnages sont souvent des alcooliques, des corrompus instrumentalisés à distance par les grandes sociétés américaines, à la recherche d’une clientèle qui n’existe pas encore totalement. Lamothe joue la victime qui n’a plus vraiment le choix (voir aussi La mort d’un bûcheron, 1973, titre par ailleurs très révélateur de ce discours).

Justement, s’il fallait choisir, il me semble que les années 70 correspondent à la période la plus significative du cinéma de Gille Carles, à mi-parcours dans sa carrière.
S’agit t-il pour autant de parler d’un cinéma de la maturité ?
Il n’y a pas de maturité chez Carle. Néanmoins pas au sens propre. Et c’est ce qui en fait une figure majeure de l’histoire du cinéma québécois, et une belle leçon pour toutes les autres cinématographies contemporaines.

Gabriel Arcand dans L'Âge de la machine


Visionnage gratuit (et incontournable) de L'âge de la machine (28 min) sur le site de l'ONF (cliquer sur le titre de cet article ou copier le lien suivant) :
http://www.onf.ca/film/L_age_de_la_machine/