lundi 28 décembre 2009

Where the Wild Things are : des Maximonstres pour un Spike Jonze au sommet



S’extasier devant le travail d’un cinéaste « indépendant » en criant sur tous les toits qu’il sort des sentiers battus des formes dominantes, non-conformiste et fier de l’être, serait presque devenu cliché... Et pourtant, Spike Jonze fait partie de ceux-là, son dernier opus, Where the Wild Things Are (Max et les Maximonstres), adapté du livre de Maurice Sendak, en est la preuve.
Le budget et les pressions des financeurs pouvaient réserver au film un tout autre destin, que l’on imagine plus commercial et passe-partout dans sa proposition artistique.
La Warner, chargée de la distribution internationale du film, a misé gros, d’autant plus en cette fin d’année où la sortie française coïncide avec celle d’Avatar, porté par la Fox. Mais l'important succès du film aux USA dès sa sortie le 16 octobre dernier (33 millions de dollars au box-office pour la première semaine d’exploitation) s'est d’emblée présenté comme une valeur sûre.
A l’origine, les studios Universal étaient impliqués dans le projet ayant débuté en 2005, mais qui a ensuite connu des entraves, et un budget de 75 millions plusieurs fois rallongé.


Un film pour enfants ? Des parents rapportent que leurs enfants ont été effrayés, certains ayant quitté la salle.
En France, la majorité des établissements diffusent Max et les Maximonstres en moyenne sur trois séances dans l’après-midi, créneau réservé au jeune public, d’autant plus en période de Noël. Sur ce point, il est vrai que les personnages principaux du film de Jonze, ces maxi-pelluches attendrissantes, ont bénéficié de l’expérience de la Jim Henson Company à l’origine des créatures de Labyrinth, Dark Crystal et des Muppets. L’esthétique générale renvoie même à The Neverending Story (L’histoire sans fin), fleuron d’une forme particulière du cinéma fantasy propre aux années 80. Le film de Wolgang Petersen parlait de la destruction d’un monde imaginaire du fait même de la perte de fantaisie et d’imagination des êtres humains (symbolisée par « le Néant » qui s’abat sur Fantasia) : d’une certaine manière, les monstres déprimés du film de Spike Jonze font échos à ces questions, appartenant de plus à l’univers créatif du jeune Max qui traverse la crise de solitude courante chez les enfants de son âge.
Mais c’est bien les visages des Maximonstres, numériquement intégrés aux costumes géants des acteurs, qui génèrent des effets et une atmosphère étranges pouvant perturber les plus jeunes d’entre nous.

A partir de là, Jonze fait une proposition effectivement très non-conformiste. Le montage est sans concession, avec des rythmes très irréguliers, sans être au service d’un quelconque climax final voué à la résolution de l’intrigue. Car le déroulement narratif est ici complètement libre, sans que l’on puisse y distinguer des segments clairement définis, à l’image de l’esprit d’un garçon de l’âge de Max. La structure du film repose sur ce principe, y compris sur le plan esthétique, puisque la photographie, dans les ocres et sables, travaille aussi sur le flou et l’entrecroisement des images.

Justement, je vais tenter d’être plus clair : Max se dispute avec son entourage familial et décide de s’enfuir ; après avoir navigué par les mers, il aborde sur une île où vivent des Maximonstres, qui représentent en fait des maxi-émotions - dont la solitude, l’amour, l’amitié, etc.- et recherchent un roi, qu’ils trouvent en Max ; ce dernier les aide à construire un nouveau village, et finit un jour par repartir, sans avoir apporté de véritable solution, si ce n’est une belle rencontre. Autrement dit, une fois arrivé sur l’île des Maximonstres, Spike Jonze ne cherche pas l’évolution du récit, avec action-dénouement-épilogue, mais une série de faits, d’épisodes, d’impressions, offrant beaucoup plus de liberté au spectateur qui en fait ce qu’il veut.

Sur l’art vidéographique de Spike Jonze, en particulier pour ses clips, Patrice Blouin évoque la volonté d’atteindre et de chercher constamment à étirer des « motifs d’étonnement » (« Son talent spécifique tient à sa manière de gérer une surprise inaugurale, de la faire durer toute l’étendue d’un clip, en jouant à la fois de rebondissements narratifs mais aussi, et de façon plus singulière, en exploitant ces motifs d’étonnement, précisément comme des motifs, plastiques et décoratifs. », Cahiers du Cinéma, décembre 2009). Ce concept est effectivement au centre de la conception visuelle de la plupart des clips vidéo que nous rencontrons, notamment à travers l’utilisation – parfois à outrance – des ralentis. Mais Spike Jonze redonne ses lettres de noblesse à ce genre d’effets justement parce qu’il les utilise comme centre névralgique de sa vision.

Dans le cas des Maximonstres, le motif d’étonnement serait la rencontre même avec les monstres, chaque nouvelle scène ou image répétant la précédente avec la même densité d’étonnement, au service d'un dynamisme intarissable, constamment renouvelé : c’est cela qui fait de Max et les Maximonstres un grand film sur l’enfance, bien plus qu’un film pour les enfants.

Souvenons-nous aussi de l’implication de Spike Jonze dans la production de Jackass, univers d’adolescents qui cherchent toujours à repousser les frontières de la débilité : la série, et le long métrage, sont constitués de séquences qui ne font que répéter, sous une déclinaison différente, l’étonnement précédent.

Dans ce cadre, le réalisateur de Being John Malkovich (Dans la peau de John Malkovich) et des clips de Björk, est fort de sa trouvaille, exceptionnelle et pertinente, de l'acteur interprétant Max : le jeune Max Records qui est fidèlement parvenu à déceler et interpréter le motif d’étonnement au cœur du film, et le renouvelle avec toujours plus d’entrain, dès sa première apparition.

Une chroniqueuse de Canal + a récemment déclaré que Max et les Maximonstres aurait beaucoup plu à Freud : sans en faire LE film à voir par tous les parents en mal de communication avec leurs enfants, Jonze a surtout le mérite de nous rappeler qu’il est toujours possible de défendre une proposition alternative, en y mettant du sien, et une énergie bien étrangère à tout esprit blasé.



Vidéo-clip Heaven, monté à partir d'extraits de Fully Flared (Spike Jonze, Ty Evans, 2007), film sur le skate selon la Lakai Team. Illustre bien le principe d'étirement des motifs d'étonnement décrits par Blouin, dans ce cas de façon très formelle.



Autres clips : California, Wax, 1995 ; Da Funk, Daft Punk, 1997 ; Weapon of Choice, Fatboy Slim, 2001, avec Christopher Walken ; ... au total, 49 clips vidéo et de nombreux spots publicitaires signés Spike Jonze.


Daft Punk - Da Funk
envoyé par Bourat. -

samedi 19 décembre 2009

La donation de Gilles Carle : disparition d’un grand

La Semaine du Cinéma du Québec à Paris s’est achevée par une soirée de clôture sous l’égide du cinéaste Bernard Emond, avec son dernier (très beau) film, La donation. Sans faire d’association malencontreuse, cet évènement m’a surtout rattaché à la disparition de Gille Carle, le 28 novembre. Au cours d’une discussion, Julie Bergeron (organisatrice de la Semaine) m’a fait part de son incapacité à rebondir comme il se doit sur l’annonce du décès trop rapide pour proposer au public parisien une rétrospective à la hauteur du personnage. Qu’à cela ne tienne, la prochaine édition n’y manquera pas. Et puis Carole Laure, marraine de l’évènement, actrice et ex-compagne de Carle, était présente pour faire hommage à celui qui fut sans aucun doute l’une des plus grandes figures du cinéma québécois. Je profite de l’occasion pour revenir sur les aspects qui m’ont le plus marqué dans la vision du cinéaste.

Gilles Carle a souvent été défini comme un touche-à-tout. A juste titre, puisque sa filmographie embrasse un large panel de genres, du fantastique à la comédie populaire. Toutefois, son unité artistique se perçoit bien dans la récurrence de schémas, thèmes et situations qui lui sont chères.
On dit de Carle qu’il est probablement l’un des cinéastes les plus ancrés dans le terreau québécois, entre autres parce qu’il est toujours parvenu à rester fidèle à ses principes : « l’imagination, l’humour, la truculence, un certain laisser-aller » (Pierre Barrette, 24 Images, Sept. 2005).
René Homier-Roy déclare : « Comme si l’ennui naissait de la fréquentation d’une seule version de la réalité, Carle s’en invente plusieurs, éphémères mais éminemment distrayantes, auxquelles il croit avec ferveur et conviction le temps d’en faire le tour, d’en vérifier les limites, et puis qu’il jette afin de se passionner pour leur contraire, et de le défendre avec encore plus de passion. » (Châtelaine, sept.1986). Cette définition trouve un écho en particulier dans certains films réalisés par Carle dans les années 70 : je me contenterai d’évoquer d’abord celui qui me paraît le plus significatif, aussi par goût personnel.

L’âge de la machine est un court-métrage relativement méconnu. C’est un film qui fait ressurgir un constat inhérent à l’histoire du Québec et son entrée dans la modernité de l’ère industrielle.
Deux époques, deux réalités s’y opposent. L’histoire se déroule dans les années 1930 : Hervé (Gabriel Arcand) est un jeune homme qui rêvait de devenir botaniste, mais qui, à cause de la conjoncture économique, s'est résolu à être policier.
Car en effet, le Québec de ces années est celui de l’industrialisation, plus tardive par rapport aux voisins américains qui n’hésitent pas à commencer leur ascension économique et idéologique vers le Nord. Le policier se rend en Abitibi-Témiscamingue pour chercher Claude (Sylvie Lachance), une jeune prisonnière qui s’est enfuie de son orphelinat : déjà, deux réalités s’opposent, celle de la dissidente qui fuit l’oppression, et un représentant de cette oppression, qui hésite cependant dans ses convictions.
L’ère industrielle des années 30 est une époque où le Québec est tiraillé entre le conservatisme du passé et la modernité. Dans le film, Hervé est explicitement associé au train, cheval de fer qui a tant de fois incarné la nouvelle ère dans les westerns américains. D’autre part, un vendeur de dactylographes nommé Octave (incontournable Willie Lamothe) représente aussi cette modernité qui tente de s’immiscer dans une région qui lui est encore hostile : l’homme d’affaires affirme qu’il est impossible de vendre des machines à écrire où les analphabètes sont encore trop nombreux. La modernité, c’est la « machine » et les « américains », comme le répète sans cesse Octave, ajoutant qu’ils ont crée des insecticides faisant que dans dix ans il n’y aura plus d’insectes : alors à quoi bon devenir botaniste ?

Le conservatisme, c’est bien-sûr la religion catholique, incarnée par le prêtre : alors que les passagers (Octave, Hervé et Claude la prisonnière qu’il est venu chercher) attendent le train pour Montréal, il entre dans la gare et rappelle que la messe de minuit aura lieu le soir même « à minuit juste ». Cependant, comme le fait plus tard remarquer Claude, il s’agit d’un « prêtre moderne », un des seuls à utiliser une machine à écrire. Il possède la modernité dans un espace où on ne s’attend pas à la retrouver, nouveau paradoxe.
A cheval sur des temps contradictoires, Carle cherche la confusion des valeurs. Mais avec L’âge de la machine, il est question plus que tout de l’aliénation de ceux qui doivent assumer plusieurs rôles. Hervé finit par comprendre qu’il doit savoir faire la part des choses entre les deux aspects de cette nouvelle société : il décide de devenir à son tour vendeur de dactylographe, ce qui lui permet de rester en Abitibi et devenir le cheval de Troie des grandes firmes (qui de toute façon, finiront par atteindre leurs objectifs de maîtrise du territoire à force de persévérance). Plus tard, on apprend que son fils deviendra écologiste, poursuivant cette éternelle nécessité de chercher à équilibrer la balance dans une société dichotomique. C’est, selon Gilles Carle, le seul moyen de survivre. Constat critique ? Evidemment. Mais en douceur, ce qui en fait sa force.

En comparaison, L’ange et la femme pousse l’expérimentation plus loin dans le principe de confusion des réalités et des valeurs : l’onirisme se mélange avec le réel et inversement. Fabienne (Carole Laure) est tuée. Elle revient à la vie après avoir été « récupérée » par Gabriel (Lewis Furey) qui est un ange. Les deux êtres vont vivre dans un huit clos empreint d’un climat érotique. Il est un fantôme. Une séquence réunit plusieurs de ses confrères, eux aussi des marginaux, qui discutent de leur condition, leurs expériences de mort. Carle filme en cinéma direct ce qui lui confère une dimension quasi documentaire renvoyant à un constat social ancré dans la société contemporaine des années 70 : ce sont les laissés pour compte qui prennent la parole. Au final, le spectateur réalise que la vie n’existe pas : Fabienne, à la recherche de son histoire (celle du Québec et des québécois en quête d’identité ?) est à nouveau tuée, exactement de la même façon qu’au début du film. La boucle est bouclée, tout recommence. Les frontières entre les réalités, la vie et la mort, l’onirisme et les faits réels, l’amour et la violence du crime, sont imprécises.

La contradiction à partir de laquelle la réflexion politique et sociale se construit est celle entre la ville et la campagne. Dans L’ange et la femme comme avec L’âge de la machine, les personnages de Carle font des allés-retours entre ces deux espaces. A propos de La vraie nature de Bernadette, autre film majeur, Carle disait : « La seule morale, c’est que la campagne n’existe plus, que le refuge n’est plus possible. La nouvelle société urbaine englobe tout. Le retour à la nature, ça consisterait à recréer quelque chose qui n’existe plus. » (Télérama, G. Lenne, n°1186, oct. 1972)

Les trois films présentent des personnages qui ne sont pas encore parvenus à trouver le juste milieu, à faire la part des choses, prendre du recul par rapport à leur temps pour mieux s’intégrer parmi leurs contemporains. Cet aspect est récurrent dans la plupart des films réalisés par Carle dans les années 70. On y retrouve régulièrement Willie Lamothe qui joue des second rôles très significatifs : ses personnages sont souvent des alcooliques, des corrompus instrumentalisés à distance par les grandes sociétés américaines, à la recherche d’une clientèle qui n’existe pas encore totalement. Lamothe joue la victime qui n’a plus vraiment le choix (voir aussi La mort d’un bûcheron, 1973, titre par ailleurs très révélateur de ce discours).

Justement, s’il fallait choisir, il me semble que les années 70 correspondent à la période la plus significative du cinéma de Gille Carles, à mi-parcours dans sa carrière.
S’agit t-il pour autant de parler d’un cinéma de la maturité ?
Il n’y a pas de maturité chez Carle. Néanmoins pas au sens propre. Et c’est ce qui en fait une figure majeure de l’histoire du cinéma québécois, et une belle leçon pour toutes les autres cinématographies contemporaines.

Gabriel Arcand dans L'Âge de la machine


Visionnage gratuit (et incontournable) de L'âge de la machine (28 min) sur le site de l'ONF (cliquer sur le titre de cet article ou copier le lien suivant) :
http://www.onf.ca/film/L_age_de_la_machine/

jeudi 19 novembre 2009

"2012" de plein fouet

En cette fin d’année, force est de constater que Hollywood déploie des moyens considérables pour renforcer sa légitimité et entretenir la fidélité de ses spectateurs. Un peu comme si le temps était compté.
Avec la sortie successive de 2012, Le drôle Noël de Scrooge et Avatar, portés par des figures emblématiques du blockbuster américain, c’est non seulement une course contre la montre qui est enclenchée, mais aussi une sorte de guerre menant toujours plus loin dans l’innovation technique et la surenchère des effets visuels.
S’agissant de l’amateur comme du cinéphile, spécialiste, ou encore du défenseur de l’art et essai, attaché aux formes plus indépendantes, cette traversée constitue une sorte de moment fort durant lequel tous les véritables amoureux du cinéma devraient se retrouver. Roland Emmerich débute le festival en concevant ce qui est probablement le film catastrophe le plus impressionnant connu à ce jour. Robert Zemeckis repousse encore les frontières de la technique de la motion capture qu’il a lui-même développé. Enfin, James Cameron, après plus de dix d’absence, offre le coup de grâce en ouvrant une nouvelle ère de la 3D (ou s'agit-il plutôt d'une consécration de toutes les innovations obtenues jusqu'à présent grâce au numérique ?).

Difficile de ne pas s’attarder sur le phénomène 2012.
D’emblée, il faut évidement mettre l’histoire et la construction narrative de côté. Roland Emmerich défend son parti pris habituel : suivre les personnages, et développer au fur et à mesure du récit leur passé généralement problématique, les relations qu’ils entretiennent avec la famille, pour au final laisser entrevoir la potentialité « nouveau départ » offerte par la catastrophe. De fait, le personnage principal incarne désuétude et échec : père divorcé éloigné de ses enfants, de plus écrivain déchu, sa position initiale va radicalement évoluer à son avantage puisqu’il reprendra sa place légitime aux yeux de son fils à la fin du film. Chantre de l’idéologie américaine, c’est d'ailleurs l’unité familiale qui, dans sa force réunificatrice, permettra de sauver une partie de l’Humanité : le père et son fils parviennent ensemble à rendre réutilisable l’arche de Noé endommagée, permettant ainsi à tous de survivre au déluge de 2012. L’anti-héros ne l’est qu’en apparence, il devient l’anonyme capable de sauver le monde.

On connaît la chanson. Ce fonctionnement est non seulement propre à de nombreux films à grand spectacle (La guerre des mondes de Spielberg) mais devient l'ingrédient central dans la méthode Emmerich au service de la cohérence des codes du film de catastrophe. Avec Le jour d’après ou 2012, rien n’est réinventé depuis que le genre existe, néanmoins sur le plan narratif et la construction des personnages. Surentraînés à la réception et à la logique déployée par ce type de récit, les spectateurs que nous sommes ne sont pas surpris par le scénario, même s’il révèle un travail d’orfèvre. Toutefois, certains pourront être agacés par l’américanisme très poussé du propos déployé dans l’épilogue. En effet, on y voit les américains, et d’autres, mais surtout les américains, endosser le costume des nouveaux colonisateurs de ce 21ème siècle post-apocalyptique. Jusque là, rien de très surprenant. C’est le choix d’Emmerich qui peut frapper : l’Afrique, ultime continent ayant survécu au cataclysme, devient alors terre d’asile. Peut-être est-ce là une façon de faire son mea-culpa, d’ailleurs valable pour tous les occidentaux, le film n’oubliant pas de le préciser... Mais la tendance moralisatrice de ce « retour de manivelle » grotesque et réchauffé, porte bien plus à sourire.

Pour 2012, l’attente est d’ordre purement visuel. Il s’agit de toucher du doigt les toutes dernières innovations, ou plutôt simplement du désir explicite d’être confronté à des images encore jamais rencontrées : c’est d’ailleurs ce que semblait promettre la bande annonce du film et les campagnes de communication (colossales) préalablement déployées par Columbia et Sony Pictures, avec entre autres une partie entière de la Californie s’engouffrant dans l’océan, ou cette vague tellement gigantesque qu’elle s'engouffre au-delà des plus hauts sommets de l’Himalaya. Sur ce point, le contrat est tenu.

Roland Emmerich s’amuse même avec le corpus de ses propres films : l’image de la Maison Blanche pulvérisée sous l’effet de l'arme extra-terrestre d'Independance Day avait fait le tour du monde, la question étant désormais de trouver le moyen d’y rendre hommage en proposant une variante. Qu’à cela ne tienne, c’est cette fois-ci un porte avion emporté par un tsunami géant qui vient s’écraser sur l’édifice incarnant le cœur de la nation. Emmerich pousse la métaphore, s’agissant du porte avion USS John F. Kennedy : c’est un formidable retour à la Maison Blanche, encore occupée par le Président Bush lors de l’écriture du film.

Mais les français seront une fois de plus bien déçus. Emmerich fait des références explicites au Royaume Uni (la Reine et ses chiens s’empressent d’embarquer dans l’arche qui leur est réservée), à l’Italie (le Président du conseil tel un Berlusconi, homme de valeur, décide de ne pas embarquer pour mourir aux côtés de ses compatriotes), ou encore au Brésil (Rio est embarqué par la vague). Même Angela Merkel a son avatar dans le film : elle est d’ailleurs la représentante d’Etat qui témoigne le plus d’émotions. Or, alors que la Basilique Saint Pierre s’effondre sur la foule pendant une bénédiction, et que l’on perçoit même une petite tache rouge à l’écran correspondant au Pape tombant de haut, c’est le moins qu’on puisse dire, la France doit se contenter d’une timide référence à la Tour Effel... Mais uniquement à travers sa copie américaine emportée dans le tremblement de terre de Las Vegas.

Nous ne sommes pas rancuniers. 2012 pousse tellement loin que les effets attendus sont au rendez-vous, et l’ensemble fonctionne. Durant la séance, les spectateurs sont très tendus, donnant des coups de pied dans les sièges voisins et manifestant leur état de subjugation.

C’est une expérience qu’il faut connaître, sans trop d’hésitation et de culpabilité au risque de passer à côté, le visionnement en streaming sur internet ne pouvant en aucun cas faire figure d’alternative.
Il faut aller voir ce film en l’inscrivant dans l’ensemble constitué par la trilogie d’innovations visuelles évoquée ci-dessus, en se disant peut-être que les recherches de Zemeckis et de Cameron témoigneront de davantage de finesse. Au final : Emmerich comme entrée en matière radicale et tous azimuts.

Il y a quelques jours, une amie a tenu à me faire part de ses remarques concernant le contexte dans lequel elle a découvert le film dans un multiplexe de ville moyenne. Voici son récit à travers quelques unes de ses observations :

« Nous arrivons, le parking était plein à craquer mais quand je dis "plein à craquer" ce sont des voitures garées des deux côtés de la route jusqu'au rond point du cinéma et jusqu'à occuper les parkings des restaurants à proximité... (…) Nous trouvons une place comme par magie : un homme se dirige l'air agacé vers sa voiture et nous remarquons vite qu'une bonne cinquantaine de personnes sortant du cinéma avaient ce même visage blasé. Nous rentrons et la jeune fille de la caisse nous annonce que depuis 21h, toutes les séances sont complètes. (…) Elle a même ajouté qu'ils avaient dû ouvrir une autre salle parce que la 12, la plus grande salle, ne suffisait pas ! Au passage, je suis allée voir sur le site le nombre de place en salle 12, c’est à dire 489, et je constate que samedi dans la soirée au moins 500 personnes ont vu ce film sans compter les séances précédentes ! (…) Je reviens le lendemain et nous entrons enfin. Je me permets une petite réflexion à voix haute du genre : "Je serais bien curieuse de savoir ce qui motive ces gens à venir voir ce film", et là ce fut fabuleux ! Une connaissance se tourne vers moi et me répond : "Beh, on veut voir comment on va crever !" (…) Ambiance comme à la maison pour certains qui se déchaussent et nous offrent leurs chaussettes. (…) A la fin, tout le monde se lève. Des "Ça sert à quoi d’aller en cours si c'est pour crever en 2012 ?" ; "Vas-y toi, t'as qu'à me dire ce que tu ferais s'il te restait 10min à vivre !"... Direction en vitesse à la voiture. Je n'ai qu'une idée en tête : fuir ! Pour sortir du parking, ça n'a pas été une mince affaire. »


Les médias parlent de 2,2 millions d’entrées à ce jour en France où le film est distribué dans 638 établissements (cf. Le Film Français). Aux USA, lors de son premier week-end d’exploitation, 2012 a fait un bénéfice de 65 millions de dollars. Chacun va voir le film pour des raisons différentes, et le potentiel fédérateur de l’évènement n’empêche évidement pas la résurgence du dédain de certains à l’égard d’autres. Celui qui aime le cinéma dans toutes ses formes, mais qui se considère davantage comme cinéphile et fréquente peu les multiplexes au profit des salles de quartier, fait une exception en allant voir 2012 : par exemple, il est certes satisfait par son appréciation visuelle du film mais conforté dans sa position de « spectateur cinéphile » par opposition au « spectateur lambda », habitué des multiplexes. C’est une réaction logique, et je me garderai bien de développer les risques que cela comporte.


Dire qu’il faut prendre du recul est peut-être un peu prétentieux. Après tout, la sortie de 2012 répond aussi à des purs besoins de grand spectacle dont il ne faut pas avoir honte. Mais disons qu'il vaut mieux pratiquer le second degrès, ou surtout opter pour une autre interprétation du phénomène. Exemple : le film a beaucoup de sens par les temps qui courent, et renvoie à la situation du cinéma américain également touché par la fameuse « crise économique », les grands producteurs étant confrontés au dynamisme créatif des cinématographies naissantes, en Asie particulièrement où les blockbusters sont désormais monnaie courante.
Egalement, les nouveaux modèles découverts chaque année au festival de Pusan (qui vient d'achever sa 14ème édition) commencent à bien faire pression. La réaction hollywoodienne implique un retranchement dans ses positions, poussant les formes jusqu'à des extrêmes qui aboutissent à des produits tels que 2012 (qui aurait bien pu être présenté en 3D). C'est pour cela aussi que le film a suivi un système d'exportation et de distribution infaillible, réglé sur une sortie simultanée dans plus d’une centaine de pays, à travers un territoire immense assurant d’emblée une grande assise, stratégie elle-même renforcée par le matraquage médiatique que l’on connaît.

La sortie de 2012 est aussi une occasion de s’intéresser au phénomène du mockbuster, très américain, et qui, en vue de cette intensité des sorties hollywoodiennes, connaît ses plus grandes heures.
Peu de temps avant la sortie en salles du film de Roland Emmerich, la société californienne The Asylum a réalisé 2012, Doomsday, une sorte d’imitation axée sur les mêmes ingrédients, mais avec un budget très inférieur, ce qui influe forcément sur la qualité. Les vidéo-clubs et les chaînes télévisées spécialisées dans le cinéma fantastique et de science-fiction s’arrachent ce genre de mauvais films de série B : les spectateurs américains les dévorent en guise d’avant-goût. Ce sont alors des Alien VS Hunter, ou des Transmorphers (et non pas Transformers) qui voient le jour : la comparaison avec les originaux pourrait devenir une sorte de plaisir récréatif, et ce même si là encore avec 2012, Doomsday les français ne doivent pas s'attendre à découvrir le sors qui leur est réservé !


(Certains de ces mockbusters sont diffusés sur la version française de la chaîne câblée Sci Fi, généralement en pleine après-midi. Par ailleurs, l’édition novembre 2009 de la Revue l’Ecran Fantastique consacre avec enthousiasme quelques pages au phénomène du mockbuster. Site officiel The Asylum : www.theasylum.cc)

mardi 10 novembre 2009

"Surveillance" : Jennifer Lynch aux aguets, retour sur Cannes 2008

Critique de Surveillance, pour la première fois présenté à Cannes en 2008, Sélection Officielle, et qui vient de sortir en DVD.
Réalisé par Jennifer Chambers Lynch. USA. 2008. avec : Julia Ormond. Bill Pullman.


« La fille de David Lynch a réalisé ce film » : confronté à Surveillance, c’est d’abord ce que tout le monde se dit. Et c’est vrai que les minutes précédant la projection débordent d’excitation rien qu’à l’idée de renouer avec l’univers lynchien : c’est automatique, on se raccroche au père. Et c’est aussi vrai que l’influence se ressent, encore heureux.
Mais remettons les pendules à l’heure : Surveillance, c’est aussi autre chose. Jennifer et son paternel ne se trouvent pas tout à fait sur la même longueur d’onde. Ils abordent tous deux différentes formes de folie, mais alors que David en exploite les sensations à travers une approche, dirons-nous (pour faire court), plus expérimentale (Inland Empire), sa fille préfère plutôt un retour au genre et à la série B.

Suite à une série de meurtres particulièrement violents, deux enquêteurs tentent de découvrir la vérité au travers de témoignages contradictoires.

Surveillance est un thriller palpitant dont le principal secret est de savoir renouer avec des archétypes issus du cinéma et de la télévision américaine (l’éternelle dualité entre les agents fédéraux du FBI et leurs homologues locaux renvoie directement à la mythologie de la série X-files) tout en maintenant une certaine confusion chez le spectateur qui sent bien que quelque chose est ici bien différent.
Effectivement, à lui seul, le personnage de Bill Pullman (excellent dans le rôle de l’un des deux enquêteurs) suffit à soulever le doute : ses mimiques, sa façon d’incliner légèrement la tête pendant les conversations, et son humour, discret et malsain, teinté de références sexuelles et morbides.
Jennifer Lynch cuisine le spectateur à feux doux, concédant quelques indices par ci par là, mais en gardant toujours pour la fin, ce qui lui permet un renversement de situation magistral : dès lors, c’est précisément à ce niveau que résident tous les bienfaits du film, d’autant plus appréciables à une époque où il est souvent facile de prévoir les épilogues. Ici, le spectateur fait partie de l’exercice.

Les plus mauvais ne sont pas ceux que l’on croit (pour ceux qui veulent en savoir davantage, procurez-vous le DVD).
Le film joue donc admirablement sur les inversions entre ceux qui sont supposés être fous et les autres censés être sérieux, avec au centre la figure de la petite fille (une des témoins du massacre débutant le récit) faisant office de transition, mais qui reste elle-même obscure. Elle est au cœur du dispositif, comme cette macro séquence de confrontation entre tous les personnages sur une route, qui débute par la stupidité de deux shérifs en manque d’action et qui s’achève par un massacre : à lui seul, ce moment de pure maîtrise narrative vaut le détour.

Le film ne cherche pas à construire un discours sur la folie des psychopathes, mais simplement à nous faire profiter de ce qu’elle peut impliquer de plus pervers et manipulateur.
Tourné en Saskatchewan, Surveillance est aussi une sorte de road-movie : les personnages entrent par le bord gauche du cadre, font une pause le temps de vivre leurs pérégrinations dans un coin perdu, et finissent par reprendre la route. Pour poursuivre. Et reproduire ailleurs ce qu’ils viennent d’accomplir sous nos yeux.

De cette façon, l’intrigue pourrait se rejouer éternellement, comme l’a si bien démontré Michael Haneke avec Funny Games : à sa façon, Lynch-fille célèbre l'influence du cinéaste autrichien en se revendiquant de la même veine.