samedi 19 décembre 2009

La donation de Gilles Carle : disparition d’un grand

La Semaine du Cinéma du Québec à Paris s’est achevée par une soirée de clôture sous l’égide du cinéaste Bernard Emond, avec son dernier (très beau) film, La donation. Sans faire d’association malencontreuse, cet évènement m’a surtout rattaché à la disparition de Gille Carle, le 28 novembre. Au cours d’une discussion, Julie Bergeron (organisatrice de la Semaine) m’a fait part de son incapacité à rebondir comme il se doit sur l’annonce du décès trop rapide pour proposer au public parisien une rétrospective à la hauteur du personnage. Qu’à cela ne tienne, la prochaine édition n’y manquera pas. Et puis Carole Laure, marraine de l’évènement, actrice et ex-compagne de Carle, était présente pour faire hommage à celui qui fut sans aucun doute l’une des plus grandes figures du cinéma québécois. Je profite de l’occasion pour revenir sur les aspects qui m’ont le plus marqué dans la vision du cinéaste.

Gilles Carle a souvent été défini comme un touche-à-tout. A juste titre, puisque sa filmographie embrasse un large panel de genres, du fantastique à la comédie populaire. Toutefois, son unité artistique se perçoit bien dans la récurrence de schémas, thèmes et situations qui lui sont chères.
On dit de Carle qu’il est probablement l’un des cinéastes les plus ancrés dans le terreau québécois, entre autres parce qu’il est toujours parvenu à rester fidèle à ses principes : « l’imagination, l’humour, la truculence, un certain laisser-aller » (Pierre Barrette, 24 Images, Sept. 2005).
René Homier-Roy déclare : « Comme si l’ennui naissait de la fréquentation d’une seule version de la réalité, Carle s’en invente plusieurs, éphémères mais éminemment distrayantes, auxquelles il croit avec ferveur et conviction le temps d’en faire le tour, d’en vérifier les limites, et puis qu’il jette afin de se passionner pour leur contraire, et de le défendre avec encore plus de passion. » (Châtelaine, sept.1986). Cette définition trouve un écho en particulier dans certains films réalisés par Carle dans les années 70 : je me contenterai d’évoquer d’abord celui qui me paraît le plus significatif, aussi par goût personnel.

L’âge de la machine est un court-métrage relativement méconnu. C’est un film qui fait ressurgir un constat inhérent à l’histoire du Québec et son entrée dans la modernité de l’ère industrielle.
Deux époques, deux réalités s’y opposent. L’histoire se déroule dans les années 1930 : Hervé (Gabriel Arcand) est un jeune homme qui rêvait de devenir botaniste, mais qui, à cause de la conjoncture économique, s'est résolu à être policier.
Car en effet, le Québec de ces années est celui de l’industrialisation, plus tardive par rapport aux voisins américains qui n’hésitent pas à commencer leur ascension économique et idéologique vers le Nord. Le policier se rend en Abitibi-Témiscamingue pour chercher Claude (Sylvie Lachance), une jeune prisonnière qui s’est enfuie de son orphelinat : déjà, deux réalités s’opposent, celle de la dissidente qui fuit l’oppression, et un représentant de cette oppression, qui hésite cependant dans ses convictions.
L’ère industrielle des années 30 est une époque où le Québec est tiraillé entre le conservatisme du passé et la modernité. Dans le film, Hervé est explicitement associé au train, cheval de fer qui a tant de fois incarné la nouvelle ère dans les westerns américains. D’autre part, un vendeur de dactylographes nommé Octave (incontournable Willie Lamothe) représente aussi cette modernité qui tente de s’immiscer dans une région qui lui est encore hostile : l’homme d’affaires affirme qu’il est impossible de vendre des machines à écrire où les analphabètes sont encore trop nombreux. La modernité, c’est la « machine » et les « américains », comme le répète sans cesse Octave, ajoutant qu’ils ont crée des insecticides faisant que dans dix ans il n’y aura plus d’insectes : alors à quoi bon devenir botaniste ?

Le conservatisme, c’est bien-sûr la religion catholique, incarnée par le prêtre : alors que les passagers (Octave, Hervé et Claude la prisonnière qu’il est venu chercher) attendent le train pour Montréal, il entre dans la gare et rappelle que la messe de minuit aura lieu le soir même « à minuit juste ». Cependant, comme le fait plus tard remarquer Claude, il s’agit d’un « prêtre moderne », un des seuls à utiliser une machine à écrire. Il possède la modernité dans un espace où on ne s’attend pas à la retrouver, nouveau paradoxe.
A cheval sur des temps contradictoires, Carle cherche la confusion des valeurs. Mais avec L’âge de la machine, il est question plus que tout de l’aliénation de ceux qui doivent assumer plusieurs rôles. Hervé finit par comprendre qu’il doit savoir faire la part des choses entre les deux aspects de cette nouvelle société : il décide de devenir à son tour vendeur de dactylographe, ce qui lui permet de rester en Abitibi et devenir le cheval de Troie des grandes firmes (qui de toute façon, finiront par atteindre leurs objectifs de maîtrise du territoire à force de persévérance). Plus tard, on apprend que son fils deviendra écologiste, poursuivant cette éternelle nécessité de chercher à équilibrer la balance dans une société dichotomique. C’est, selon Gilles Carle, le seul moyen de survivre. Constat critique ? Evidemment. Mais en douceur, ce qui en fait sa force.

En comparaison, L’ange et la femme pousse l’expérimentation plus loin dans le principe de confusion des réalités et des valeurs : l’onirisme se mélange avec le réel et inversement. Fabienne (Carole Laure) est tuée. Elle revient à la vie après avoir été « récupérée » par Gabriel (Lewis Furey) qui est un ange. Les deux êtres vont vivre dans un huit clos empreint d’un climat érotique. Il est un fantôme. Une séquence réunit plusieurs de ses confrères, eux aussi des marginaux, qui discutent de leur condition, leurs expériences de mort. Carle filme en cinéma direct ce qui lui confère une dimension quasi documentaire renvoyant à un constat social ancré dans la société contemporaine des années 70 : ce sont les laissés pour compte qui prennent la parole. Au final, le spectateur réalise que la vie n’existe pas : Fabienne, à la recherche de son histoire (celle du Québec et des québécois en quête d’identité ?) est à nouveau tuée, exactement de la même façon qu’au début du film. La boucle est bouclée, tout recommence. Les frontières entre les réalités, la vie et la mort, l’onirisme et les faits réels, l’amour et la violence du crime, sont imprécises.

La contradiction à partir de laquelle la réflexion politique et sociale se construit est celle entre la ville et la campagne. Dans L’ange et la femme comme avec L’âge de la machine, les personnages de Carle font des allés-retours entre ces deux espaces. A propos de La vraie nature de Bernadette, autre film majeur, Carle disait : « La seule morale, c’est que la campagne n’existe plus, que le refuge n’est plus possible. La nouvelle société urbaine englobe tout. Le retour à la nature, ça consisterait à recréer quelque chose qui n’existe plus. » (Télérama, G. Lenne, n°1186, oct. 1972)

Les trois films présentent des personnages qui ne sont pas encore parvenus à trouver le juste milieu, à faire la part des choses, prendre du recul par rapport à leur temps pour mieux s’intégrer parmi leurs contemporains. Cet aspect est récurrent dans la plupart des films réalisés par Carle dans les années 70. On y retrouve régulièrement Willie Lamothe qui joue des second rôles très significatifs : ses personnages sont souvent des alcooliques, des corrompus instrumentalisés à distance par les grandes sociétés américaines, à la recherche d’une clientèle qui n’existe pas encore totalement. Lamothe joue la victime qui n’a plus vraiment le choix (voir aussi La mort d’un bûcheron, 1973, titre par ailleurs très révélateur de ce discours).

Justement, s’il fallait choisir, il me semble que les années 70 correspondent à la période la plus significative du cinéma de Gille Carles, à mi-parcours dans sa carrière.
S’agit t-il pour autant de parler d’un cinéma de la maturité ?
Il n’y a pas de maturité chez Carle. Néanmoins pas au sens propre. Et c’est ce qui en fait une figure majeure de l’histoire du cinéma québécois, et une belle leçon pour toutes les autres cinématographies contemporaines.

Gabriel Arcand dans L'Âge de la machine


Visionnage gratuit (et incontournable) de L'âge de la machine (28 min) sur le site de l'ONF (cliquer sur le titre de cet article ou copier le lien suivant) :
http://www.onf.ca/film/L_age_de_la_machine/

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