mardi 27 avril 2010

Pousser les limites de l'expression

The Proposition de John Hillcoat : crépuscule australien

Présenté dans le cadre du cycle Le western crépusculaire, Cinémathèque québécoise, du 1er au 28 avril 2010

Une définition du western crépusculaire dans le cinéma américain expose ainsi la tendance : « Débarrassé de sa gangue de faux semblants et de bons sentiments par le courant novateur des années 50, le western va se révéler, comme jamais auparavant, le reflet des contradictions d’un monde qui a grandi trop vite. » (Patrick Hoarau, Univers du western, 1973).

On réalise la pertinence de cette description en l’appliquant aux films de Sam Peckinpah, de Ride the High Country (1962) à Junior Bonner (1972) en passant par Major Dundee (1964), mais aussi chez Arthur Penn (The Missouri Breaks, 1976) ou Abraham Polonsky (Tell Them Willie Boy is Here, 1969)… Plus récemment, The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford (Andrew Dominik, 2007) évoque aussi ce monde qui a grandi trop vite.

Mais The Proposition de John Hillcoat (2005) marque une rupture fondamentale : d’une certaine façon, c’est un retour en arrière, loin des mythes de l’Ouest américain, dans un territoire bien plus hostile, l'Australie, au bout de la sauvagerie. Celle des hors-la-loi, bien sûr, mais aussi et surtout celle des fous qui ont un jour décidé de civiliser le pays.
Ici, pas de Mexique où se réfugier, comme chez Peckinpah. Nous sommes à la fin du 19ème siècle, et l’Australie est encore composée de plusieurs colonies britanniques placées sous la tutelle des postes de garde. Le capitaine Morris Stanley (interprété par l’incroyable Ray Winstone) tente de faire main basse sur le clan des frères Burns, des irlandais anciens bagnards de la couronne britannique responsables du massacre d’une famille de colons, les Hopkins. Alors qu’il détient Mike Burns, Stanley fait une proposition à Charlie (Guy Pearce) : la rédemption de son cadet et lui-même en échange de l’exécution de Arthur Burns (Danny Huston), l’aîné et chef de bande qui vit reclus dans le désert.

L’ouverture de The Proposition est magistrale. Après une violente scène d’introduction (des hommes et femmes surpris par des attaquants non-indentifiés), le capitaine Morris Stanley fait face à Charlie et son jeune frère Mike. « Do I need to introduce myself ? » : le ton est donné. La question de Stanley n’attend pas de réponse, et vient d’un homme fatigué qui se révèle aussi marginalisé que ceux qu’il pourchasse. Ce personnage donne tout au long du film l’impression de pouvoir exploser n’importe quand. Plus que la chaleur accablante de l’enfer australien, c’est la dangerosité de la proposition qu’il fait à Charlie Burns et plus largement l’étendue de ses responsabilités qui le rongent jusqu’au dénouement. Le seul instant de « relâchement » qu’il connaît correspond au repas de noël partagé avec son épouse, Martha Stanley (remarquable Emily Watson, que l’on n’avait pas autant apprécié depuis Breaking the Waves, 1996 et Angela’s Ashes, 1999). Martha se veut épouse modèle, et tente de porter le fardeau du capitaine qui la veut à l’écart pour la protéger. Une scène magistrale montre Martha faisant irruption dans le bureau de son époux au moment où il subit les remontrances de son supérieur ayant pris connaissance de la proposition secrète faite à Charlie Burns. Le supérieur en question décrète vouloir punir Mike Burns par quarante coups de fouets en place publique. A cet instant, John Hillcoat fait subtilement se superposer deux dimensions narratives pour mieux mettre en évidence le leurre de la séparation entre la sauvagerie du monde professionnel du capitaine et l’univers personnel de son couple : Martha pénètre dans la pièce pour servir le thé et la conversation s’interrompt ; le regard de Stanley est resté bloqué sur son interlocuteur ; évasif, le capitaine sait que sa propre condamnation à mort vient d’être signée : son jeune prisonnier Mike ne survivra pas au sort qui lui est réservé. Dans cette scène, le visage du capitaine affiche une résiliation quasi-irrémédiable qui est peut-être la clé de voûte du film puisqu’elle est superposable à tous les autres personnages.

Avec Hillcoat, Le genre est transposé dans le pacifique. Le cinéaste n’hésite pourtant pas à faire référence à John Ford, notamment lorsqu’il s’agit de saisir l’étendue du désert à partir de l’intérieur d’une maison, avec des plans directement issus de The Searchers (1956). Et en effet : le monde civilisé et la bienséance britannique inspirés par Martha, chantre de la subtilité, associée à l’intérieur de sa maison, sont forcément confrontés à la sauvagerie du monde extérieur, cet outback indomptable. Et on saisit vite l’aberration que représente la maison : elle est entourée par un petit jardin anglais où l’on boit le thé et cultive des roses, alors que tout autour c’est l’enfer. John Hillcoat s’attache beaucoup à nous montrer l’absurdité que cela représente, particulièrement au final lorsque les deux espaces s’interpénètrent et que la maison devient scène de la tuerie finale : la clôture de petits rondins de bois – continuation des fil barbelés de Lonely are the Braves (1962) – est, comme autrefois dans le film de David Miller, détruite, l’état actuel des hommes ne pouvant les contenir dans des espaces restreints réglementés.

Dès lors, les personnages de The Proposition sont rattrapés par la nécessité de marchander avec cette nouvelle loi, et la violence sera à leur encontre plus rapide : loin de la stylisation chère à Peckinpah, le cinéaste fait en sorte que son expression, la plus réaliste possible, participe au crépuscule des personnages qui doivent se résoudre à accepter les lois du monde moderne. Si Charlie Burns, jeune et lucide, l’a bien compris, le plus crépusculaire d’entre tous est peut être celui interprété par John Hurt : il s’agit d’un second rôle de vieux chasseur de prime, fou, qui traîne dans l’outback.
Dans Heaven’s Gate, grand western révisionniste de Michael Cimino (1980), John Hurt interprétait également un second rôle de riche étudiant en droit au départ plein d’ambition, et qui finit par être « victime de sa classe sociale », parmi les inquisiteurs et grands propriétaires. Ses crises d’éthylisme le poussent sans cesse sur de grands monologues idéologiques et autres lancées lyriques. Presque trente ans plus tard, l’acteur reprend chez Hillcoat exactement le même rôle, et le crépuscule de son personnage qui a toujours les mêmes caractéristiques, est poussé à l’extrême. Il a un passé lourd, a connu toutes les contrées, en passant par l’Ouest américain, et vient pourrir en Australie.


Le « crépusculaire » trouve évidement sa résonance au sens propre dans le film, pour capter cette Australie, lieu de perdition, et le dialogue s’instaurant entre personnages et paysages. Les ciels crépusculaires de Pat Garrett and Billy the Kid (Sam Peckinpah, 1974), McCabe and Mrs Miller (Robert Altman, 1971), ou Unforgiven (Clint Eastwood, 1992) sont ici portés à leur paroxysme, dans l’expression la plus mourante, traumatique et contemplative qu’il soit. On le doit à l’exceptionnel travail du directeur de la photographie, le français Benoît Delhomme qui, pour ce qui est des scènes en extérieur, a composé une stylisation des couleurs pour servir le côté âpre des matières, le rendu de la chaleur accablante du désert australien. Le résultat est d’autant plus prégnant lorsque le cinémascope (ce format large tant utilisé dans l’histoire du western) saisit le couché du soleil, à distance, dans sa manifestation la plus totale.

Ce crépuscule est toujours observé par les frères Burns, bushrangers ennemis de la société nouvelle, un tel spectacle ne pouvant requérir l’attention du monde civilisé. Et bien qu’évacués par le récit, inutile de préciser qu’il est aussi celui des « indiens » d’Australie : les aborigènes, à la présence sous-jacente, se font massacrer ou bien servent d’esclaves aux colons britanniques. Placés au second plan par Hillcoat, ils apparaissent également dans les documents d’archives, photographies authentiques ou reconstituées, comme dans les génériques de début et de fin.

The Proposition s’achève comme il avait commencé, avec une interrogation, cette fois-ci lancée par Arthur Burns avant de succomber aux blessures infligées par son frère Charlie : « what are you going to do now ? » lui dit-il. Les deux personnages sont alors saisis de dos, face au couchant. Et en effet, même sans réponse, puisque le film s’achève sur cette réplique, la question mérite d’être posée : qu’advient-il du western après avoir étiré le « crépuscule » jusqu’à de telles limites ?
D'une certaine façon, la réponse de John Hillcoat est transposée à l’univers post-apocalyptique dépeint dans The Road (2009), réalisé quatre ans plus tard d’après le roman de Cormac McCarthy. Bien que souvent critiqué, ce dernier film explore fidèlement l’atmosphère chaotique et dépouillée l’ayant inspiré. Nul doute alors que les chemins empruntés par John Hillcoat en font l'un des cinéastes contemporains se rapprochant le plus de la notion de « crépusculaire » au cinéma.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire