La fin des utopies ? Nouveaux regards sur le genre et ses mythes.
Accompagnement à la programmation de la Cinémathèque Québécoise
Du 1er au 28 avril 2010
C’est un parcours à travers 17 œuvres que propose cette programmation thématique. Une sélection correspondant à la définition de ce qu’est (ou pourrait être) le western crépusculaire. Un choix de cœur avec des films cultes qu’il fait toujours plaisir de retrouver sur nos écrans, de plus sur des copies 35 mm d’une exceptionnelle qualité et pour la plupart en Cinémascope. Tour d’horizon d’une programmation atypique.
Old timer d’un temps nouveau
Le crépusculaire ferait suite à ce qu’André Bazin appelait déjà le « sur-western ». Autrement dit, « un western qui aurait honte de n’être que lui-même et chercherait à justifier son existence par un intérêt supplémentaire : d’ordre esthétique, sociologique, moral, psychologique, politique, érotique…, bref, par quelque valeur extrinsèque au genre et qui est supposée l’enrichir. » (In Qu’est-ce que le cinéma ?) .
La lecture du genre que propose Anthony Mann s’inscrit dans ces perspectives. Man of the west (1958) relève en plusieurs aspects du « sur-western » et figure parmi les titres précurseurs de la forme crépusculaire. Le film insiste grandement sur le malaise intérieur des personnages. La solitude n’est plus celle - démiurgique et aventureuse - des héros classiques du genre, mais prend forme d’échec et devient folie. Dans le western, ce n’est évidement pas la première fois que la résurgence des erreurs du passé alimente un grand conflit intérieur chez le héros solitaire qui tente (en vain) de se débarrasser de ses démons. Si Man of the West fait partie de cette tendance offrant au genre de nouvelles directions, c’est principalement dans les moyens employés pour mettre en avant la psychologie torturée des personnages, qui devient par ailleurs le sujet principal de l’action, étouffant toutes les intrigues secondaires. Les visages, pour la plupart saisis en contre-plongée, occupent une place inquiétante, et semblent toujours déborder sur l’enchaînement des autres plans.
Mais c’est bien Sam Peckinpah qui caractérise au mieux la tendance. Il entoure ses héros anachroniques d’un lyrisme baroquisant et raconte la difficulté des old timer à se résilier. L’expression apparaît des centaines de fois dans ses films, à commencer par Ride the High Country (1962) : dès les premières minutes, le personnage de Steve Judd (Joel McCrea) est présenté comme un vieux cow-boy ayant des problèmes de vue et un redoutable mal de dos… Il incarne avec son ancien acolyte Gil (Randolph Scott) un duo autrefois glorieux qui s’offre une dernière aventure. L’enthousiasme des premières années de la conquête de l’or est loin derrière, à l’image du filon épuisé et de sa communauté de marginaux dans laquelle aboutissent les deux personnages. Le temps des mutations inéluctables, celles de l’Ouest, celles des hommes condamnés à s’adapter ou à disparaître, approfondit les gouffres générationnels, et condamne les vieux éléphants : Peckinpah constate le devenir de l’homme et offre au genre une enfilade d’émotions retenues.
Pour un éclatement des formes
Peu à peu, le western n’est plus construit sur une bipolarisation Bien/Mal ou une distinction claire des identités. Jean-Baptiste Thoret évoque la disparition des « lignes de démarcation », d’abord par le recours à la stylisation : « la multiplication des angles de prise de vue, des échelles de plan et des vitesses, la discontinuité des actions, la prolifération des bandes et des lignes d’opposition, empêche la construction d’un point de vue unique (de quel côté sommes-nous?), cohérent (qui s’oppose à qui?) et structuré. » (In Le cinéma américain des années 70)
L’ingénieux montage parallèle de la séquence d’ouverture de Pat Garrett and Billy the Kid (1973) illustre cet éclatement de point de vue et donc du sens, mais plus encore, la structure narrative et le montage de The Wild Bunch (1969) marquent un tournant décisif. Peckinpah ne cherche plus à déterminer clairement la place occupée par chacun à l’écran ou à justifier la provenance des tirs. La séquence d’ouverture de The Missouri Breaks (Arthur Penn, 1976) reprend le même système. D'abord est présenté un groupe de plusieurs hommes, femmes et enfants, filmés en longue focale, avec un montage n’entretenant aucun lien de causalité, de telle sorte que le spectateur a du mal à comprendre ce qui se passe. La surprise est d’autant plus grande lorsqu’un homme est pendu : c’était une exécution publique présentée comme un pique-nique à la campagne, bonne humeur et rires d’enfants à l’appui.
À cette rupture du rapport classique cause/effet, s’ajoute le déchaînement de violence propre au western crépusculaire. Sans conteste, c’est encore une fois Peckinpah qui donne le ton, à l’exemple de la séquence du massacre final dans The Wild Bunch. Tout y est chorégraphié, certes avec cruauté, une teinte de fascination idéaliste et du pessimisme, mais qui ne doivent pas faire oublier la lecture nietzschéenne du film : le tragique chez Peckinpah va de pair avec la joie et les éclats de rire clôturant The Wild Bunch résultent de l’alliance entre échec et puissance.
Des ballades…
Ces rires sont aussi ceux de Cable Hogue, old timer peckinpien par excellence. The Ballad of Cable Hogue (1970) est probablement l’œuvre la plus personnelle du cinéaste. Cable Hogue (Jason Robards) est l’un des derniers de son espèce, qui recherche son petit coin de paradis sur des terres déjà conquises par la modernité (il souhaite ouvrir un relais de diligence alors que des routes pour automobiles font leur apparition). Et c’est cette même modernité qui aura raison du old timer, écrasé par la voiture de la femme qu’il aime, partie vivre en ville, loin de la poussière originelle de l’Ouest.
McCabe and Mrs Miller (Robert Altman, 1971) s’inscrit évidement dans cette continuité : le personnage de Warren Beatty qui parvient tant bien que mal à rendre prospère son affaire (un bordel), oscille entre autodérision et gravité tragique dans une ville minière qui, malgré son éloignement du reste de la civilisation, ne représente même plus un refuge pour les old timer. Altman signe une ballade, un conte onirique, s’achevant sur la mort du personnage traitée comme un « non-évènement » (la vie continue alors que McCabe s’éteint).
La lecture de Clint Eastwood
Pour sa part, le néo-classique Clint Eastwood ne marque pas une rupture avec le genre ou une prise d’écart au sens peckinpien, mais plutôt un retour à ses fondamentaux réactualisés, bien que ses films révèlent souvent le même éclatement structurel (lignes de démarcation).
Le thème musical de High Plains Drifter (1973), sorte de râle venu d'outre-tombe, donne le ton alors que l’homme sans nom, le revenant-Eastwood s’introduit dans la petite ville de Lago. Dès les premiers instants, le cinéaste reprend les codes du genre en y posant sa nuance, celle du doute surréaliste. Et en effet, la ville devient dantesque et borde un lac qui ferait écho à l’organisation concentrique de la descente aux enfers.
C’est avec ce même poids du passé, tellement énorme que l’on n’a jamais vu ça dans le western, qu’Eastwood entre dans la ville en perdition de Pale Rider (1985) alors qu’une jeune fille prie le Seigneur de lui envoyer du secours. Le cinéaste utilise plaines et forêts pour étouffer, vampiriser les êtres. Mais le ton de Pale Rider est plus ancré dans le réel, plus noir aussi, pour finalement aboutir à Unforgiven (1992), marquant l’entrée dans le cinéma de la maturité chez Eastwood. Grand western contemporain, Unforgiven est un film sur l’usure, les balafres du passé, à l’image de la prostituée défigurée courant après un bien futile désir de vengeance. Au final, et cela revient dans les trois films, la situation est toujours résolue, mais avec l’embêtante impression qu’elle pourrait reprendre à nouveau, ailleurs, et de la même façon.
Révisionnisme et Anti-Custer films
Le développement de la tendance crépusculaire est, entre autres, contemporain aux images issues du conflit au Vietnam. Au-delà, c'est une nouvelle culture de l'image traumatique qui hante les USA depuis le film de Zapruder, témoin de l’assassinat de JFK. L’Amérique doute d’elle-même, d’autant plus que le constat des dégâts causés par son puritanisme conservateur est rendu inévitable. C’est une nouvelle phase de prise de conscience et de parole, un retournement radical qui débouche sur une perte de confiance, et une sorte de « révisionnisme ».
Violence donc, comme on le voit chez Peckinpah, mais aussi volonté accrue de rétablir la vérité historique en passant par une déconstruction du mythe de la conquête de l’Ouest qui est désormais abordé comme un fait colonial. Les westerns révisionnistes ne font pas une apparition flamboyante dès l’assassinat de Kennedy, les prémisses ayant été enclenchées depuis les années 1920, mais c’est bien le cinéma des années 1960-1970 qui sera sur ce point le plus véhément et explicite : Major Dundee (Sam Peckinpah, 1965) fait date en la matière.
Heaven’s Gate (1980) de Michael Cimino est révisionniste par son sujet, l’extermination en 1890 d’une communauté d’immigrés de l’Europe de l’Est par une association de grands propriétaires. Ces hommes venus chercher les promesses de l’Ouest ont la révélation du cauchemar américain. La forme rejoint ces perspectives : les évènements de fond surpassent les intrigues de chacun des personnages, l’Histoire pèse de tout son poids sur un récit très fragmenté. Heaven’s Gate marque aussi l’aboutissement d’une période de confusion entre les thèmes liés à la fin de l’Ouest et la déperdition du classicisme hollywoodien, autre caractéristique fondamentale du western crépusculaire (rappelons que le crépusculaire va de pair avec la désaffection du genre, le nombre de westerns produits par Hollywood chutant significativement dès les années 1960.)
La branche révisionniste du crépusculaire passe également par des films que les historiens ont appelés « pro-indiens », « de la réhabilitation », ou encore « anti-Custer » (en référence au général Custer célèbre pour sa défaite contre les Indiens lors de la bataille de Little Big Horn en 1876.)
Dans Tell Them Willie Boy is Here (1969), Abraham Polonsky oppose les potentialités de réussite d’un couple de deux jeunes indiens avec l’égocentrisme du monde des blancs. Le shérif Coop (Robert Redford) entretient une relation stérile avec l’intendante d’une réserve : ils sont tous deux les produits d’une Amérique perturbée qui forge avec hypocrisie son image de nation unie et fédérée. La course-poursuite contre Willie Boy, l’un des derniers Indiens « non assimilés », fait date dans l’histoire du genre, d’autant plus qu’elle est réglée par un cinéaste lui-même en son temps victime de la chasse aux sorcières hollywoodienne.
Little Big Man (1970) s’inscrit dans la continuité du film de Polonsky, mais sa présence dans la programmation est l’occasion de questionner les limites du crépusculaire. Le propos y est de toute évidence révisionniste ou anti-Custer. De fait, l’ironie et la dimension parodique du récit frôlant souvent le burlesque ne constitueraient-elles pas en soi une forme de crépuscule du genre? Et dans ce sens, le plan final (l’unique survivant de la bataille de Little Big Horn constate les accomplissements de sa vie) suffit-il à ramener toute la gravité du propos?
Déclinaisons contemporaines : Dominik, Hillcoat, Jones
Par déclinaisons contemporaines, il faut entendre une sélection de trois films récents qui ont apporté à la tendance crépusculaire une expression renouvelée à l’ère des années 2000 et, dans ce cas, de plusieurs façons. The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford (2007) marque, d’une certaine manière, un retour très particulier au classicisme, alors que The Proposition (2005) transpose la mythologie de l’Ouest jusqu’en Australie qui scelle une bonne fois pour toutes la tombe de l’esprit de la Frontière. Enfin, The Three Burials of Melquiades Estrada (2005) est un film de l’Ouest contemporain alimenté en arrière-fond par un important discours politique.
À la fin de The Missouri Breaks, le personnage joué par l’exceptionnel Marlon Brando déclare à l’une de ses victimes, un voleur de bétail : « Vous êtes le dernier de votre espèce, mon vieux. Si j’étais plus doué pour les affaires que pour la chasse à l’homme, je vous mettrais dans un cirque ». Justement, cette « mise en cirque » dont parle Brando marque une nouvelle ère de l’Ouest américain des années 1890, temps des récits et légendes colportés, souvent consubstantiels à l’histoire qui connaît ses dernières heures de gloire. Pour Jean-Louis Leutrat, « l’Ouest (ou la Frontière) ne disparaît pas, mais renaît sous une autre forme. Une société survient qui efface le monde pastoral. L’Ouest « authentique » disparaît; bienvenue au(x) mythe(s) qui lui succède(nt). » (In Splendeur du western)
C’est ce dont il est question chez Andrew Dominik dans The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford : les dime novels ont pris le dessus sur la légende. Le jeune Robert Ford (Casey Affleck), admirateur maladif de Jesse (Brad Pitt) collectionne ces écrits romancés pour faire sa propre relecture du mythe, à un tel point qu’il finit par en faire partie. L’esthétique renforce cette tendance, et le film devient un calque au travers duquel on tente de regarder le passé glorieux du genre, à l’image de l’incroyable direction photo flouée de Roger Deakins qui travaille sans cesse les effets de halo faisant penser aux premiers objectifs photographiques.
Le ton beaucoup moins lyrique de The Proposition (2005) induit un traitement photographique plus âpre, voué au rendu des matières, la rougeur du crépuscule étant omniprésente. Dans une note préparatoire, John Hillcoat décrit ses intentions : « La frontière australienne, telle qu'elle est dépeinte dans The Proposition, est encore plus extrême et dangereuse que celle de l'Ouest américain. La terre était encore plus inhospitalière et les hors-la-loi encore plus dangereux et désespérés, car ils n'avaient pas de Mexique où se réfugier [...] Par moments, le paysage sera empreint d'un mystère sacré; il paraîtra surréel, et semblera appartenir à un autre monde plutôt que simplement à un autre pays. » John Hurt qui jouait dans Heaven’s Gate, reprend ici le même personnage, 25 ans après : rongé par son passé, il semble avoir tout connu, l’Europe, les mensonges de l’Ouest américain, et fuit dans les déserts australiens sous la forme d’un vieux chasseur de prime alcoolique, nihiliste et fou.
Le récit de The Three Burials of Melquiades Estrada, réalisé par Tommy Lee Jones, prend place à l’heure actuelle et présente, encore une fois, des personnages dépassés par les lois du monde moderne. C’est un film sur l’honneur et le respect de l’intégrité des hommes, le manque de communication, l’absurdité de la frontière et ses dérives criminelles. Loin d’être une valeur refuge, le Mexique de Jones est plutôt une extension de la contradiction américaine, à l’image de ce vieil aveugle qui attend la mort dans un no man’s land entre les deux pays où il écoute à longueur de journée la radio mexicaine dont il ne comprend pas la langue.
Accompagner, interroger
Au cinéma, le genre n’est plus, depuis longtemps, une catégorie étanche, mais bien le fruit d’une polarité qui prend source dans plusieurs tendances. Le crépusculaire semble s’être construit de cette façon. Au final, est-ce un genre, un sous-genre annonçant sa mort ? Ou un devenir propre au genre ?
La Cinémathèque québécoise se propose de relever la discussion : rendez-vous le 17 avril pour une table ronde, au Café-bar.
Et parce que l’histoire du western est riche, plusieurs « ambassadeurs » proposeront au public un accompagnement : critiques, spécialistes, mais surtout cinéastes, ils ont accepté de s’associer à la Cinémathèque pour partager leurs impressions, rendre hommage à la leçon donnée par les grands cinéastes de notre programmation. Jean Pierre Lefebvre (Mon Amie Pierrette, Avoir 16 ans, La Chambre blanche…), Simon Lavoie (Le Déserteur), Simon Galiero (Nuages sur la ville, Notre prison est un royaume, à qui la Cinémathèque consacre également un cycle en avril), et encore André Dudemaine, directeur de Présence Autochtone, nous ferons l’honneur de présenter plusieurs titres sélectionnés selon leurs goûts et intérêts.
Sans oublier notre collaboration scientifique avec la revue en ligne Hors Champ qui publiera tout au long du mois d’avril une série d’articles voués à approfondir la question du western crépusculaire : les spectateurs sont invités à se connecter pour découvrir les articles du dossier. (http://www.horschamp.qc.ca/)
Guilhem Caillard
Programmateur invité
© La Cinémathèque québécoise
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Accompagnement à la programmation de la Cinémathèque Québécoise
Du 1er au 28 avril 2010
C’est un parcours à travers 17 œuvres que propose cette programmation thématique. Une sélection correspondant à la définition de ce qu’est (ou pourrait être) le western crépusculaire. Un choix de cœur avec des films cultes qu’il fait toujours plaisir de retrouver sur nos écrans, de plus sur des copies 35 mm d’une exceptionnelle qualité et pour la plupart en Cinémascope. Tour d’horizon d’une programmation atypique.
Old timer d’un temps nouveau
Le crépusculaire ferait suite à ce qu’André Bazin appelait déjà le « sur-western ». Autrement dit, « un western qui aurait honte de n’être que lui-même et chercherait à justifier son existence par un intérêt supplémentaire : d’ordre esthétique, sociologique, moral, psychologique, politique, érotique…, bref, par quelque valeur extrinsèque au genre et qui est supposée l’enrichir. » (In Qu’est-ce que le cinéma ?) .
La lecture du genre que propose Anthony Mann s’inscrit dans ces perspectives. Man of the west (1958) relève en plusieurs aspects du « sur-western » et figure parmi les titres précurseurs de la forme crépusculaire. Le film insiste grandement sur le malaise intérieur des personnages. La solitude n’est plus celle - démiurgique et aventureuse - des héros classiques du genre, mais prend forme d’échec et devient folie. Dans le western, ce n’est évidement pas la première fois que la résurgence des erreurs du passé alimente un grand conflit intérieur chez le héros solitaire qui tente (en vain) de se débarrasser de ses démons. Si Man of the West fait partie de cette tendance offrant au genre de nouvelles directions, c’est principalement dans les moyens employés pour mettre en avant la psychologie torturée des personnages, qui devient par ailleurs le sujet principal de l’action, étouffant toutes les intrigues secondaires. Les visages, pour la plupart saisis en contre-plongée, occupent une place inquiétante, et semblent toujours déborder sur l’enchaînement des autres plans.
Mais c’est bien Sam Peckinpah qui caractérise au mieux la tendance. Il entoure ses héros anachroniques d’un lyrisme baroquisant et raconte la difficulté des old timer à se résilier. L’expression apparaît des centaines de fois dans ses films, à commencer par Ride the High Country (1962) : dès les premières minutes, le personnage de Steve Judd (Joel McCrea) est présenté comme un vieux cow-boy ayant des problèmes de vue et un redoutable mal de dos… Il incarne avec son ancien acolyte Gil (Randolph Scott) un duo autrefois glorieux qui s’offre une dernière aventure. L’enthousiasme des premières années de la conquête de l’or est loin derrière, à l’image du filon épuisé et de sa communauté de marginaux dans laquelle aboutissent les deux personnages. Le temps des mutations inéluctables, celles de l’Ouest, celles des hommes condamnés à s’adapter ou à disparaître, approfondit les gouffres générationnels, et condamne les vieux éléphants : Peckinpah constate le devenir de l’homme et offre au genre une enfilade d’émotions retenues.
Pour un éclatement des formes
Peu à peu, le western n’est plus construit sur une bipolarisation Bien/Mal ou une distinction claire des identités. Jean-Baptiste Thoret évoque la disparition des « lignes de démarcation », d’abord par le recours à la stylisation : « la multiplication des angles de prise de vue, des échelles de plan et des vitesses, la discontinuité des actions, la prolifération des bandes et des lignes d’opposition, empêche la construction d’un point de vue unique (de quel côté sommes-nous?), cohérent (qui s’oppose à qui?) et structuré. » (In Le cinéma américain des années 70)
L’ingénieux montage parallèle de la séquence d’ouverture de Pat Garrett and Billy the Kid (1973) illustre cet éclatement de point de vue et donc du sens, mais plus encore, la structure narrative et le montage de The Wild Bunch (1969) marquent un tournant décisif. Peckinpah ne cherche plus à déterminer clairement la place occupée par chacun à l’écran ou à justifier la provenance des tirs. La séquence d’ouverture de The Missouri Breaks (Arthur Penn, 1976) reprend le même système. D'abord est présenté un groupe de plusieurs hommes, femmes et enfants, filmés en longue focale, avec un montage n’entretenant aucun lien de causalité, de telle sorte que le spectateur a du mal à comprendre ce qui se passe. La surprise est d’autant plus grande lorsqu’un homme est pendu : c’était une exécution publique présentée comme un pique-nique à la campagne, bonne humeur et rires d’enfants à l’appui.
À cette rupture du rapport classique cause/effet, s’ajoute le déchaînement de violence propre au western crépusculaire. Sans conteste, c’est encore une fois Peckinpah qui donne le ton, à l’exemple de la séquence du massacre final dans The Wild Bunch. Tout y est chorégraphié, certes avec cruauté, une teinte de fascination idéaliste et du pessimisme, mais qui ne doivent pas faire oublier la lecture nietzschéenne du film : le tragique chez Peckinpah va de pair avec la joie et les éclats de rire clôturant The Wild Bunch résultent de l’alliance entre échec et puissance.
Des ballades…
Ces rires sont aussi ceux de Cable Hogue, old timer peckinpien par excellence. The Ballad of Cable Hogue (1970) est probablement l’œuvre la plus personnelle du cinéaste. Cable Hogue (Jason Robards) est l’un des derniers de son espèce, qui recherche son petit coin de paradis sur des terres déjà conquises par la modernité (il souhaite ouvrir un relais de diligence alors que des routes pour automobiles font leur apparition). Et c’est cette même modernité qui aura raison du old timer, écrasé par la voiture de la femme qu’il aime, partie vivre en ville, loin de la poussière originelle de l’Ouest.
McCabe and Mrs Miller (Robert Altman, 1971) s’inscrit évidement dans cette continuité : le personnage de Warren Beatty qui parvient tant bien que mal à rendre prospère son affaire (un bordel), oscille entre autodérision et gravité tragique dans une ville minière qui, malgré son éloignement du reste de la civilisation, ne représente même plus un refuge pour les old timer. Altman signe une ballade, un conte onirique, s’achevant sur la mort du personnage traitée comme un « non-évènement » (la vie continue alors que McCabe s’éteint).
La lecture de Clint Eastwood
Pour sa part, le néo-classique Clint Eastwood ne marque pas une rupture avec le genre ou une prise d’écart au sens peckinpien, mais plutôt un retour à ses fondamentaux réactualisés, bien que ses films révèlent souvent le même éclatement structurel (lignes de démarcation).
Le thème musical de High Plains Drifter (1973), sorte de râle venu d'outre-tombe, donne le ton alors que l’homme sans nom, le revenant-Eastwood s’introduit dans la petite ville de Lago. Dès les premiers instants, le cinéaste reprend les codes du genre en y posant sa nuance, celle du doute surréaliste. Et en effet, la ville devient dantesque et borde un lac qui ferait écho à l’organisation concentrique de la descente aux enfers.
C’est avec ce même poids du passé, tellement énorme que l’on n’a jamais vu ça dans le western, qu’Eastwood entre dans la ville en perdition de Pale Rider (1985) alors qu’une jeune fille prie le Seigneur de lui envoyer du secours. Le cinéaste utilise plaines et forêts pour étouffer, vampiriser les êtres. Mais le ton de Pale Rider est plus ancré dans le réel, plus noir aussi, pour finalement aboutir à Unforgiven (1992), marquant l’entrée dans le cinéma de la maturité chez Eastwood. Grand western contemporain, Unforgiven est un film sur l’usure, les balafres du passé, à l’image de la prostituée défigurée courant après un bien futile désir de vengeance. Au final, et cela revient dans les trois films, la situation est toujours résolue, mais avec l’embêtante impression qu’elle pourrait reprendre à nouveau, ailleurs, et de la même façon.
Révisionnisme et Anti-Custer films
Le développement de la tendance crépusculaire est, entre autres, contemporain aux images issues du conflit au Vietnam. Au-delà, c'est une nouvelle culture de l'image traumatique qui hante les USA depuis le film de Zapruder, témoin de l’assassinat de JFK. L’Amérique doute d’elle-même, d’autant plus que le constat des dégâts causés par son puritanisme conservateur est rendu inévitable. C’est une nouvelle phase de prise de conscience et de parole, un retournement radical qui débouche sur une perte de confiance, et une sorte de « révisionnisme ».
Violence donc, comme on le voit chez Peckinpah, mais aussi volonté accrue de rétablir la vérité historique en passant par une déconstruction du mythe de la conquête de l’Ouest qui est désormais abordé comme un fait colonial. Les westerns révisionnistes ne font pas une apparition flamboyante dès l’assassinat de Kennedy, les prémisses ayant été enclenchées depuis les années 1920, mais c’est bien le cinéma des années 1960-1970 qui sera sur ce point le plus véhément et explicite : Major Dundee (Sam Peckinpah, 1965) fait date en la matière.
Heaven’s Gate (1980) de Michael Cimino est révisionniste par son sujet, l’extermination en 1890 d’une communauté d’immigrés de l’Europe de l’Est par une association de grands propriétaires. Ces hommes venus chercher les promesses de l’Ouest ont la révélation du cauchemar américain. La forme rejoint ces perspectives : les évènements de fond surpassent les intrigues de chacun des personnages, l’Histoire pèse de tout son poids sur un récit très fragmenté. Heaven’s Gate marque aussi l’aboutissement d’une période de confusion entre les thèmes liés à la fin de l’Ouest et la déperdition du classicisme hollywoodien, autre caractéristique fondamentale du western crépusculaire (rappelons que le crépusculaire va de pair avec la désaffection du genre, le nombre de westerns produits par Hollywood chutant significativement dès les années 1960.)
La branche révisionniste du crépusculaire passe également par des films que les historiens ont appelés « pro-indiens », « de la réhabilitation », ou encore « anti-Custer » (en référence au général Custer célèbre pour sa défaite contre les Indiens lors de la bataille de Little Big Horn en 1876.)
Dans Tell Them Willie Boy is Here (1969), Abraham Polonsky oppose les potentialités de réussite d’un couple de deux jeunes indiens avec l’égocentrisme du monde des blancs. Le shérif Coop (Robert Redford) entretient une relation stérile avec l’intendante d’une réserve : ils sont tous deux les produits d’une Amérique perturbée qui forge avec hypocrisie son image de nation unie et fédérée. La course-poursuite contre Willie Boy, l’un des derniers Indiens « non assimilés », fait date dans l’histoire du genre, d’autant plus qu’elle est réglée par un cinéaste lui-même en son temps victime de la chasse aux sorcières hollywoodienne.
Little Big Man (1970) s’inscrit dans la continuité du film de Polonsky, mais sa présence dans la programmation est l’occasion de questionner les limites du crépusculaire. Le propos y est de toute évidence révisionniste ou anti-Custer. De fait, l’ironie et la dimension parodique du récit frôlant souvent le burlesque ne constitueraient-elles pas en soi une forme de crépuscule du genre? Et dans ce sens, le plan final (l’unique survivant de la bataille de Little Big Horn constate les accomplissements de sa vie) suffit-il à ramener toute la gravité du propos?
Déclinaisons contemporaines : Dominik, Hillcoat, Jones
Par déclinaisons contemporaines, il faut entendre une sélection de trois films récents qui ont apporté à la tendance crépusculaire une expression renouvelée à l’ère des années 2000 et, dans ce cas, de plusieurs façons. The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford (2007) marque, d’une certaine manière, un retour très particulier au classicisme, alors que The Proposition (2005) transpose la mythologie de l’Ouest jusqu’en Australie qui scelle une bonne fois pour toutes la tombe de l’esprit de la Frontière. Enfin, The Three Burials of Melquiades Estrada (2005) est un film de l’Ouest contemporain alimenté en arrière-fond par un important discours politique.
À la fin de The Missouri Breaks, le personnage joué par l’exceptionnel Marlon Brando déclare à l’une de ses victimes, un voleur de bétail : « Vous êtes le dernier de votre espèce, mon vieux. Si j’étais plus doué pour les affaires que pour la chasse à l’homme, je vous mettrais dans un cirque ». Justement, cette « mise en cirque » dont parle Brando marque une nouvelle ère de l’Ouest américain des années 1890, temps des récits et légendes colportés, souvent consubstantiels à l’histoire qui connaît ses dernières heures de gloire. Pour Jean-Louis Leutrat, « l’Ouest (ou la Frontière) ne disparaît pas, mais renaît sous une autre forme. Une société survient qui efface le monde pastoral. L’Ouest « authentique » disparaît; bienvenue au(x) mythe(s) qui lui succède(nt). » (In Splendeur du western)
C’est ce dont il est question chez Andrew Dominik dans The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford : les dime novels ont pris le dessus sur la légende. Le jeune Robert Ford (Casey Affleck), admirateur maladif de Jesse (Brad Pitt) collectionne ces écrits romancés pour faire sa propre relecture du mythe, à un tel point qu’il finit par en faire partie. L’esthétique renforce cette tendance, et le film devient un calque au travers duquel on tente de regarder le passé glorieux du genre, à l’image de l’incroyable direction photo flouée de Roger Deakins qui travaille sans cesse les effets de halo faisant penser aux premiers objectifs photographiques.
Le ton beaucoup moins lyrique de The Proposition (2005) induit un traitement photographique plus âpre, voué au rendu des matières, la rougeur du crépuscule étant omniprésente. Dans une note préparatoire, John Hillcoat décrit ses intentions : « La frontière australienne, telle qu'elle est dépeinte dans The Proposition, est encore plus extrême et dangereuse que celle de l'Ouest américain. La terre était encore plus inhospitalière et les hors-la-loi encore plus dangereux et désespérés, car ils n'avaient pas de Mexique où se réfugier [...] Par moments, le paysage sera empreint d'un mystère sacré; il paraîtra surréel, et semblera appartenir à un autre monde plutôt que simplement à un autre pays. » John Hurt qui jouait dans Heaven’s Gate, reprend ici le même personnage, 25 ans après : rongé par son passé, il semble avoir tout connu, l’Europe, les mensonges de l’Ouest américain, et fuit dans les déserts australiens sous la forme d’un vieux chasseur de prime alcoolique, nihiliste et fou.
Le récit de The Three Burials of Melquiades Estrada, réalisé par Tommy Lee Jones, prend place à l’heure actuelle et présente, encore une fois, des personnages dépassés par les lois du monde moderne. C’est un film sur l’honneur et le respect de l’intégrité des hommes, le manque de communication, l’absurdité de la frontière et ses dérives criminelles. Loin d’être une valeur refuge, le Mexique de Jones est plutôt une extension de la contradiction américaine, à l’image de ce vieil aveugle qui attend la mort dans un no man’s land entre les deux pays où il écoute à longueur de journée la radio mexicaine dont il ne comprend pas la langue.
Accompagner, interroger
Au cinéma, le genre n’est plus, depuis longtemps, une catégorie étanche, mais bien le fruit d’une polarité qui prend source dans plusieurs tendances. Le crépusculaire semble s’être construit de cette façon. Au final, est-ce un genre, un sous-genre annonçant sa mort ? Ou un devenir propre au genre ?
La Cinémathèque québécoise se propose de relever la discussion : rendez-vous le 17 avril pour une table ronde, au Café-bar.
Et parce que l’histoire du western est riche, plusieurs « ambassadeurs » proposeront au public un accompagnement : critiques, spécialistes, mais surtout cinéastes, ils ont accepté de s’associer à la Cinémathèque pour partager leurs impressions, rendre hommage à la leçon donnée par les grands cinéastes de notre programmation. Jean Pierre Lefebvre (Mon Amie Pierrette, Avoir 16 ans, La Chambre blanche…), Simon Lavoie (Le Déserteur), Simon Galiero (Nuages sur la ville, Notre prison est un royaume, à qui la Cinémathèque consacre également un cycle en avril), et encore André Dudemaine, directeur de Présence Autochtone, nous ferons l’honneur de présenter plusieurs titres sélectionnés selon leurs goûts et intérêts.
Sans oublier notre collaboration scientifique avec la revue en ligne Hors Champ qui publiera tout au long du mois d’avril une série d’articles voués à approfondir la question du western crépusculaire : les spectateurs sont invités à se connecter pour découvrir les articles du dossier. (http://www.horschamp.qc.ca/)
Guilhem Caillard
Programmateur invité
© La Cinémathèque québécoise
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Depuis le début du cycle à la cinémathèque québécoise, je suis allé voir pratiquement tous les films. J'aimais déjà beaucoup les westerns (Ford, Hawks, De Toth) mais je n'avais jamais vu des films de Peckinpah. The Ballad of Cable Hogue est l'un des meilleurs films que j'ai vu.
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